Cela arrive tous les jours au travail. Un manager a deux tâches à confier, il doit en attribuer une à un membre de son équipe (X) et l'autre, à un autre membre (Y). Il lui faut alors tenir compte d'un nombre impressionnant de variables : lequel des deux sera le plus à même de mener à bien la tâche A? Et lequel, la tâche B? X risque-t-il de se montrer jaloux de Y s'il lui confie la tâche B? Et inversement? Etc.
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Souvent, la mission semble ardue, pour ne pas dire impossible. Et pourtant, il y a sûrement un moyen d'y parvenir au mieux, quel que soit le cas de figure rencontré. C'est du moins ce que se sont dit deux professeurs d'économie de l'Université Érasme de Rotterdam (Pays-Bas), Jurjen Kamphorst et Otto Swank. Et ce qu'ils ont mis au jour dans leur étude intitulée Don't demotivate, discriminate me paraît tout bonnement lumineux…
Les deux chercheurs néerlandais ont adopté une approche économétrique de la question. En l'occurrence, ils ont élaboré un modèle de calcul permettant de déterminer ce qu'a de mieux à faire une personne confrontée à un problème épineux. Ici, le premier scénario analysé était le suivant :
> Omniscience. Le manager a une connaissance parfaite des deux employés à qui il entend confier deux tâches distinctes. C'est-à-dire qu'il connaît les forces et les faiblesses de chacun, et est donc en mesure de bien évaluer les chances de réussite de chacun.
> Clones. Les deux employés sont des "clones", en ce sens qu'ils ont tous les deux les mêmes compétences et sont disposés à fournir le même effort pour atteindre les objectifs qui leur seront fixés. Bref, rien ne les distingue a priori : X = Y.
> Comme une promotion. Les deux tâches sont "similaires", en ce sens qu'elles ont la même importance aux yeux du manager : A = B. Cela étant, A est perçue par les employés comme une promotion, parce que "prestigieuse", ce qui n'est pas le cas pour B.
> Favoritisme. Seule véritable particularité : la présence d'une variable, celle du favoritisme. C'est-à-dire que le manager a une petite préférence, en général, pour X par rapport à Y. Disons, par exemple, qu'ils partagent tous les deux une même passion, l'œnologie : tous les deux trippent sur les vins rouges californiens et aiment échanger entre eux des infos à ce sujet, sans s'en cacher de leurs collègues; ce dont est exclu B, que l'alcool répugne.
On le voit bien, ce cas de figure est purement théorique. Et pourtant, il a permis aux chercheurs de découvrir des choses passionnantes :
> Avantage à la discrimination. La meilleure chose à faire pour le manager est dès lors de… discriminer! Oui, vous avez bien lu. Toutes choses étant égales par ailleurs, il obtiendra les meilleurs résultats possibles en confiant la prestigieuse A à X, et B à Y.
Pourquoi? Pour le saisir, il faut se mettre à la place des employés. A sait que le manager l'apprécie plus que B, même si ce n'est pas pour une raison purement professionnelle. B sait aussi qu'A est dans les petits papiers du manager, et pas lui. Par conséquent, A et B ne comprendraient pas que le manager fasse un autre choix que de confier X à A.
De fait, si le manager faisait un autre choix, il démotiverait brutalement X, qui s'attendait à avoir la tâche A. Celui-ci n'aurait alors plus autant le cœur à l'ouvrage, et mènerait la tâche B plus mal que ne l'aurait fait Y. Quant à la réaction de Y s'il se voyait confier la tâche prestigieuse, elle serait, dans un premier temps, la surprise, pour ne pas dire l'incompréhension, et surtout, il n'atteindrait pas forcément de meilleurs résultats que ceux qu'aurait enregistré X.
Autrement dit, le manager est poussé à discriminer. Car c'est ce que les autres attendent de lui. Dingue, n'est-ce pas?
Eux-mêmes surpris par leur trouvaille, les deux chercheurs néerlandais ont analysé plus en profondeur les résultats donnés par le modèle de calcul économétrique. Ce qui leur a permis de trouver ce qu'on appelle en économie un autre point d'équilibre, à savoir un autre choix optimal pour le manager.
Quel choix? Eh bien, un choix un peu complexe à expliciter, mais je vais tenter de vous le communiquer tout de même. Voilà, le manager peut théoriquement atteindre des résultats optimaux – aussi bons que lorsqu'il discrimine délibérément – sans nullement discriminer. Comment? Il peut, par exemple, subdiviser les tâches A et B et répartir le tout équitablement entre X et Y, si bien que l'aspect prestigieux du travail demandé retombe tant sur X que sur Y.
Le hic, c'est que cet équilibre est – contrairement au premier – instable. C'est-à-dire qu'il suffit d'un rien, du plus infime changement, pour que tout s'écroule. Par exemple, si en cours de route le manager apporte une modification dans la répartition des subdivisions de A et B entre X et Y, tout s'écroule : si la balance se met à pencher en faveur de X, les deux vont prendre ça pour du favoritisme; si elle se met à pencher de l'autre côté, les deux vont tomber des nues et X va vite se démotiver.
En conséquence, le manager n'a pas d'autre vrai choix que de discriminer. En tous cas, dans le cas de figure considéré. C'est pourquoi MM. Kamphorst et Swank ont regardé ce qui se passait si l'on changeait certaines données de leur modèle de calcul.
Ils ont, entre autres, analysé la situation lorsque les deux employés, X et Y, n'étaient pas des clones. C'est-à-dire quand X – le favori – est plus compétent que Y, ou encore, lorsqu'il l'est moins. Idem, ils ont observé ce qui se déroulait lorsque tout le monde – le manager, X et Y – savaient pertinemment que dans la boîte il y avait deux employés, V et W, qui étaient les plus à même de mener à bien les tâches A et B, mais étaient écartés d'office.
Résultats? Forts simples, dans le fond :
> Discriminer, oui mais... Le manager a toujours intérêt à céder au favoritisme, à moins que l'écart de compétences entre X et Y ne soit flagrant. Car sinon, l'impact sur la motivation des deux employés est dévastateur.
Maintenant, faut-il en déduire que le meilleur à faire pour un manager est de céder à la facilité en favorisant systématiquement ses chums? Non, bien sûr. Mille fois non.
En réalité, le point important de cette étude, à mon avis, est qu'un manager ne peut pas écarter, dans ses décisions, l'impact de celles-ci sur la motivation des membres de son équipe. Il doit même en faire un critère déterminant, pour ne pas dire premier. Sa priorité : ne surtout pas démotiver qui que ce soit.
Comment s'y prendre? Pas évident. Toutefois, les deux chercheurs néerlandais ont une suggestion qui me paraît intéressante :
> Mieux réfléchir aux tâches à accomplir. Le manager a tout intérêt à affiner la description des tâches A et B, en ayant en tête l'objectif d'en dégager les compétences nécessaires pour leur bon accomplissement. Cela l'aidera en effet à voir si la tâche A convient mieux à X ou à Y; même chose pour la tâche B. Par suite, il lui sera plus facile de faire le bon choix, et surtout de faire savoir à X et à Y les raisons de son choix. C'est que si X sent que la tâche A est plus dans ses cordes et, de la même façon, si Y sent que la tâche B correspond plus à ses talents, alors la motivation des deux ne sera nullement égratignée par l'annonce de la répartition des tâches.
Voilà. À vous de voir ce qui est le mieux pour vous. Et peut-être réussirez-vous à faire le tour de force de faire les choix que les autres attendent de vous sans pour autant miner le moral des uns et des autres.
En passant, le philosophe français Denis Diderot a dit dans Les bijoux indiscrets : «Les favorites du règne antérieur ne sont jamais les favorites du règne qui suit».
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