BLOGUE. Cela a dû vous arriver, peut-être même récemment : l’un des meilleurs éléments de votre équipe est parti. Sans prévenir, il est passé chez un concurrent, en expliquant sobrement que celui-ci offrait de meilleures conditions de travail, et surtout une rémunération plus intéressante. Et vous vous êtes secrètement demandé : «Qu’est-ce que j’aurais dû faire pour le garder?». Pas vrai?
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J’ai peut-être une solution à votre problème! Si, si! Elle ne vient pas de moi, mais d’une étude fort intéressante intitulée Employee retention and job assignment strategies of entrepreneurial firms under uncertainty in employee capability (un titre horrible, je l’admets, mais ce n’est pas grave…). Une étude signée par Dharma Kwon, professeur en gestion des affaires à l’University of Illinois (Etats-Unis), et Onesun Steve Yoo, professeur en management à l’University College London (Grande-Bretagne). Une étude qui prend le contre-pied de tout ce que l’on croit souvent a priori : pour retenir ses meilleurs employés, le mieux n’est pas de lui offrir une prime, de lui accorder un privilège ou de lui permettre de mieux concilier travail et vie de famille; non, l’idéal, c’est… de le nommer à un poste à haut risque!
Ainsi, les deux chercheurs ont décidé de porter un regard neuf sur ce qui se passe en matière de management dans une entreprise en pleine croissance : ils ont considéré qu’une telle compagnie recrutait plus qu’à l’habitude, et forcément embauchait dans le lot des personnes dont elle n’a pas une connaissance parfaite en ce qui concerne la qualité de leur travail et leur productivité. Et ce, d’autant plus que ces personnes se retrouvent généralement avec des fonctions nouvelles et avec des responsabilités qu’elles n’avaient jusqu'alors jamais assumées. Bref, l’employeur comme le nouvel employé se trouvent dans un certain flou l’un par rapport à l’autre, en ce qui concerne la capacité de nouveau venu à atteindre les objectifs qui lui sont fixés d’emblée.
Du coup, les deux chercheurs ont eu l’idée de regarder l’employeur et l’employé comme deux joueurs d’un jeu qui consiste à ce que chacun engrange le plus de bénéfices. Pour l’employeur, il faut que l’employé lui ramène de l’argent, le plus possible, et donc que celui-ci soit le plus productif possible. Quant à l’employé, son but est d’optimiser sa productivité afin d’en dégager le plus grand profit personnel possible.
La règle du «jeu» est très simple : si l’employeur constate au bout d’un certain temps que l’employé n’est pas à la hauteur de ses espérances, il le renvoie ; et si l’employé finit par remarquer qu’il n’est pas assez bien payé par rapport à ce qu’il fait, c’est lui qui s’en va, chez un concurrent, bien entendu. Les inventeurs du jeu ont considéré dans leur étude qu’il y avait deux types d’employés possible - les talentueux et les médiocres – et deux sortes de postes offerts – ceux à haut risque (pas sûr que l’employé soit en mesure de répondre aux attentes) et ceux à risque nul.
«À travers ce jeu, nous avons voulu voir quelle était la meilleure stratégie à adopter pour chacun des joueurs, en limitant notre recherche aux stratégies de Markov», ont-ils expliqué dans leur étude. Les «stratégies de Markov»? Non, il ne s’agit pas d’une référence à Andreï Markov, le joueur de hockey des Canadiens de Montréal, mais à l’autre Andreï Markov, le mathématicien russe du tournant du 20e siècle. Il s’agit grosso modo de stratégies de jeu qui s’appuient sur le principe que la meilleure prévision qu'on puisse faire du futur, connaissant le passé et le présent, est identique à la meilleure prévision qu'on puisse faire du futur, connaissant uniquement le présent. C’est-à-dire que si l’on connait le présent, la connaissance du passé n'apporte pas d'information supplémentaire utile pour la prédiction du futur.
Qu’est-ce que ça signifie dans le cas présent? Qu’avec les règles du jeu données ci-dessus, il est mathématiquement possible de prévoir ce que les joueurs vont faire pour atteindre le point optimal pour chacun d’eux - «l’équilibre parfait de Markov» -, c’est-à-dire où aucun des deux n’est «perdant» par rapport à l’autre.
Un exemple rigolo tiré de Wikipedia, et vous allez mieux comprendre… Doudou, le hamster paresseux, ne connaît que trois endroits dans sa cage : les copeaux où il dort, la mangeoire où il mange et la roue où il fait de l'exercice. Ses journées sont assez semblables les unes aux autres, et son activité se représente aisément par un processus de Markov. Toutes les minutes, il peut soit changer d'activité, soit continuer celle qu'il était en train de faire, et ce, de la manière suivante :
• Quand il dort, il a 9 chances sur 10 de ne pas se réveiller la minute suivante.
• Quand il se réveille, il y a 1 chance sur 2 qu'il aille manger et 1 chance sur 2 qu'il parte faire de l'exercice.
• Le repas ne dure qu'une minute, après il fait autre chose.
• Après avoir mangé, il y a 3 chances sur 10 qu'il parte courir dans sa roue, mais surtout 7 chances sur 10 qu'il retourne dormir.
• Courir est fatigant ; il y a donc 8 chances sur 10 qu'il retourne dormir au bout d'une minute. Sinon, il continue en oubliant qu'il est déjà un peu fatigué.
Résultat? Un rapide calcul statistique montre que Doudou porte bien son surnom, car il passe 88,4% de son temps à dormir!
Maintenant, regardons ce que Markov nous apprend sur notre employeur et sur notre employé. Dans un premier temps, la méthode suivie permet de déterminer les seuils fatidiques, celui où l’employeur devient insatisfait de la performance de l’employé ainsi que celui où l’employé devient insatisfait des conditions offertes par l’employeur. Puis, elle indique quelle stratégie l’un comme l’autre devrait adopter dès lors qu’on approche des seuils fatidiques.
De fait, quand l’employeur commence à douter de la capacité de l’employé à atteindre les objectifs qui lui ont été fixés, le mieux pour l’employé est alors de partir au plus vite, sans attendre que le constat ait été fait de son incompétence. Inversement, quand l’employé donne des signes d’un prochain départ sous d’autres cieux, le mieux pour l’employeur est de le virer au plus vite, car celui-ci n’est déjà plus aussi productif qu’il devrait l’être. Bref, les deux chercheurs ont découvert que lorsqu’un doute s’installe, rien ne sert de tergiverser.
Ce n’est pas tout. Loin de là. Le plus intéressant est à venir… MM. Kwon et Yoo ont creusé un peu plus leurs trouvailles, en considérant que les deux joueurs n’étaient pas forcément très bien informés, et évoluaient donc dans un certain flou artistique. Par exemple, on peut estimer que l’employeur n’a pas tous les moyens nécessaires pour correctement évaluer la performance de son employé. Ou encore, que l’employé ne sait pas vraiment s’il répond ou non aux attentes, s’il devrait en faire plus, ou au contraire un peu moins. Prendre une décision radicale comme virer l’employé ou présenter sa démission est dès lors moins évidente…
Les deux chercheurs ont bien fait de tenir compte de ce point, car l’on entre ainsi dans le quotidien des employés et des employeurs, n’est-ce pas? Il ont d’autant mieux fait que cela leur a permis de mettre au jour un véritable petit bijou en matière de management et de leadership, à mon avis. Oui, ils ont eu la surprise de découvrir que le fait que les informations disponibles sont incomplètes et symétriques a pour conséquence que moins il y a d’informations fiables, plus les deux joueurs restaient ensemble longtemps, satisfaits l’un comme l’autre du résultat ainsi obtenu. C’est-à-dire que moins ils en savent, mieux ils se portent. Dit autrement, plus en savent, plus ils risquent de se blesser mutuellement, en déclenchant une décision irrémédiable.
Bien entendu, ils ne pouvaient pas se contenter de ce seul résultat. Les deux chercheurs ont creusé encore un petit peu plus en profondeur, et là, ils ont vu qu’il y avait un bon moyen de préserver le flou nécessaire à la satisfaction de l’un comme de l’autre. Quel moyen? S’arranger pour que le flou dure dans le temps le plus possible, ce qui peut aisément se faire en… nommant l’employé à un poste où personne ne sait a priori s’il sera capable de relver les défis inhérents! «Notre étude a une implication managériale qui défie l’intuition : l’idéal pour l’employeur est de promouvoir l’employé en question à un tout nouveau poste pour lui, un poste à haut risque», indiquent-ils dans leur étude.
Folie que d’agir de la sorte? Le risque n’est-il pas de faire se planter l’employé, et par suite les projets qui y sont liés? Ne tombons-nous pas ainsi dans le principe de Peter? Eh bien il semble que non, et que se vérifie ici plutôt l’adage qui veut que l’habit fait le moine…
Intéressant, non? Qu’en pensez-vous, au juste? D’accord? Pas d’accord? Je serais curieux de le savoir…
Le philosophe néerlandais Baruch Spinoza a dit dans son Éthique : «La satisfaction intérieure est en vérité ce que nous pouvons espérer de plus grand»…
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