BLOGUE. Parfois, il nous faut faire des choix que l'on sait d'avance mauvais. Cela se produit quand on réalise, par exemple, qu'on va avoir un accident de voiture : vaut-il mieux freiner d'un coup, au risque de se faire emboutir par la voiture qui nous suit, ou bien tourner brusquement le volant et partir dans le décor? Les deux choix sont mauvais, on le sait, mais il nous faut pourtant trancher sans tarder.
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Le même genre de situation se retrouve souvent au travail. Lorsqu'un PDG doit décider s'il vaut mieux fermer l'usine A, qui compte 100 employés et des équipements modernes, ou l'usine B, qui compte 500 employés et des équipements obsolètes. Lorsqu'un manager doit décider, pour rentrer dans son budget, s'il licencie l'employé A, le meilleur de son équipe et qui affiche un très gros salaire, ou s'il se passe des services des employés B, C & D, qui ensemble représentent un salaire global équivalent à celui d'A. Etc.
La question est évidente : comment faire pour trouver la meilleure chose à faire, dans de tels cas de figure? Pas de réponse claire à cela, me direz-vous. Chaque cas est différent, on ne peut donc trouver une règle universelle à la résolution des dilemmes, pensez-vous peut-être. Ma réponse : «Hum, pas sûr…»
En effet, il existe une façon de rendre nettement moins floues les situations qui paraissent a priori nébuleuses, de voir un peu plus loin que les autres dans une nappe de brouillard. Laquelle? Le recours à l'ethos, comme je l'ai appris dans le livre 24 Heures chrono – Le choix du mal (PUF, 2012) de Jean-Baptiste Jeangène Vilmer, un philosophe et juriste qui est chercheur en droit international à l'Université McGill de Montréal.
24 Heures chrono? Oui, il s'agit bel et bien du titre de la série télé américaine mettant en vedette Jack Bauer (Kiefer Sutherland), un agent d'une cellule gouvernementale anti-terroriste établie à Los Angeles. Au début de chaque saison de la série télé, une menace surgit : une bombe nucléaire, des armes biologiques ou chimiques, etc. Si l'on ne fait rien, des millions de personnes vont périr. Et si l'on agit, il faudra malgré tout en tuer quelques-unes, parfois des centaines. Jack Bauer et ses collègues se trouvent immédiatement plongés en plein dilemme.
Ce dilemme n'est pas sans rappeler, comme l'indique M. Jeangène Vilmer dans son livre, le fameux dilemme du tramway inventé en 1967 par la philosophe britannique Philippa Foot…
Disons que vous êtes le conducteur d'un tramway. Les freins lâchent. Et vous réalisez au dernier instant que vous filez droit sur un groupe de cinq ouvriers, qui travaillent sur la voie. Ceux-ci n'ont pas le temps de s'écarter, ils vont périr sous vos roues. À moins que vous ne vous engagiez immédiatement sur une voie secondaire, où, là, il n'y a qu'un seul ouvrier qui va se faire écraser par votre tramway. Que faites-vous?
Allons un peu plus loin dans l'expérience de pensée… Disons que vous n'êtes plus le conducteur du tramway fou, mais un simple badaud qui assiste à la scène depuis un pont situé juste au-dessus de la voie. Il n'y a pas cette fois-ci de voie secondaire, mais à côté de vous se trouve un gros bonhomme. Et vous songez que si vous poussiez ce gros bonhomme du pont, il tomberait pile devant le tramway, ce qui l'arrêterait probablement avant de percuter les cinq ouvriers. Que faites-vous?
Notre intuition morale nous dit qu'il est acceptable de sacrifier une personne pour en sauver cinq autres. Dans le premier cas de figure, la plupart d'entre nous déciderions d'engager le tramway dans la voie secondaire. Et pourtant – curieusement –, c'est un peu moins sûr dans le second cas de figure : on s'imagine mal en train de tuer de nos propres mains un homme, dans l'espoir d'en sauver d'autres.
Pourquoi? «Dans le premier cas, on ne viole les droits de personne : on laisse mourir une personne au lieu de cinq. Dans le second, on viole les droits du gros bonhomme : on choisit délibérément de le tuer», note le chercheur de McGill. En conséquence, nous sommes là en présence du premier paramètre susceptible d'influencer une décision liée à un dilemme : «savoir si la menace est détournée ou créée», poursuit-il.
D'autres paramètres peuvent avoir une incidence sur notre décision. Le deuxième est «le caractère moral de la personne sacrifiée». Par exemple, nous aurions a priori beaucoup moins de scrupules à pousser le gros bonhomme si nous savions que c'était lui qui avait saboté les freins du tramway et qu'il jubilait en regardant le drame se produire, ou encore si nous savions qu'il était un violeur d'enfants ou un tueur en série.
Enfin, le troisième paramètre est «la nature de notre relation avec la victime collatérale». C'est bien simple, il nous serait beaucoup plus dur de sacrifier le gros bonhomme s'il était notre père ou notre frère, au lieu d'être un pur inconnu pour nous.
On le voit bien, plus on dispose d'informations, plus le choix devient complexe. Et en même temps, on ne peut se résoudre à trancher à partir de peu d'informations, car le risque d'erreur grossière est dès lors élevé. D'où l'intérêt d'aborder le problème autrement, comme le suggère M. Jeangène Vilmer…
«Face à un dilemme, on peut d'abord tenter de trouver une troisième voie, en évitant d'avoir à choisir entre deux maux. Jack [Bauer] est particulièrement fort à ce jeu – à tel point qu'il est lui-même la troisième voie du président américain, sa manière de contourner les dilemmes. Lorsque les terroristes font chanter le président, le menaçant de tuer des millions de personnes s'il ne satisfait pas leurs demandes, il est placé dans un dilemme insoluble et Jack lui trouve généralement une porte de sortie.
«Lorsqu'une troisième voie n'est pas possible et qu'il faut donc sacrifier quelque chose ou quelqu'un, deux théories morales prétendent pouvoir annuler le dilemme :
> L'utilitarisme. C'est une approche selon laquelle une action est bonne lorsqu'elle maximise le bonheur de l'ensemble des individus concernés. Ici, la fin justifie les moyens : il faudrait systématiquement sacrifier quelques personnes si l'on a la certitude que cela en sauvera des millions.
> Le déontologisme. C'est une approche selon laquelle une action est moralement bonne si elle est accomplie par devoir. Ici, la fin ne justifie pas les moyens.
«Dans la saison 5, par exemple, les terroristes possèdent 20 bonbonnes de gaz innervant et sont sur le point d'en utiliser une dans un centre commercial, ce qui causerait jusqu'à 900 victimes. L'agence anti-terroriste CTU a un agent infiltré, donc les moyens d'arrêter cette première attaque. Mais dans ce cas, sa couverture sera détruite et l'équipe risque de perdre la trace des 19 autres bonbonnes, qui peuvent tuer un million de personnes. Faut-il donc sacrifier plusieurs centaines de vies pour peut-être en sauver un million?
«Oui, répond Lynn, qui défend la position utilitariste : "Vous rendez-vous compte combien de personnes pourraient mourir si ces hommes ne nous conduisent pas jusqu'aux 19 autres bonbonnes?", lance-t-elle.
«Non, lui répond Audrey, qui défend la position déontologiste : "Elles pourraient. C'est théorique pour l'instant. Alors que ces enfants vont mourir dans quelques minutes!"
«En mettant en évidence la différence entre uns possibilité et une certitude, Audrey montre qu'une difficulté essentielle de l'utilitarisme est épistémologique : il est impossible de prévoir laquelle des deux options satisfera le plus grand nombre de personnes.»
En fait, on peut diviser l'utilitarisme en deux branches :
> L'acte. La moralité d'une action n'est déterminée que par les conséquences de cette action particulière. C'est-à-dire qu'on ne tient compte, dans son choix, que du résultat qu'on obtiendra.
> La règle. Une action est morale lorsqu'elle respecte une règle qui, lorsqu'on la respecte, a les meilleures conséquences globales. C'est-à-dire qu'on ne tient compte, ici, que du respect de la règle établie, et non des conséquences du choix.
Que constate-t-on lorsqu'on songe aux choix faits par Jack Bauer? Qu'ils sont variables. Tantôt il se montre un utilitariste de l'acte, tantôt utilitariste de la règle, tantôt même déontologiste. «Le fait que la plupart des personnages de 24, contrairement aux apparences, n'incarnent pas monolithiquement une théorie morale particulière mais oscillent sans cesse entre plusieurs est réaliste, car nous adoptons, nous aussi, une position mixte face aux dilemmes : nous sommes moralement inconstants», indique le chercheur de McGill. Et de souligner : «Les divisions théoriques ne valent qu'en théorie».
Alors? Retour à la case départ? Aucun moyen de s'extraire de l'impasse? Heureusement, il y a une solution. Il convient de dépasser l'approche théorique – qui présente tout de même l'intérêt de mieux identifier la nature du dilemme auquel on est confronté – et de recourir, pour chacun de nous, à son ethos…
«L'utilitarisme et le déontologisme ont en commun d'évaluer rationnellement les actions envisageables», indique-t-il. Leur limite vient donc du fait qu'elles ne tiennent pas vraiment compte du caractère moral de celui qui doit faire un choix. Ou plutôt, de son caractère irrationnel, «de ce qu'Aristote appelait son ethos».
L'ethos? C'est grosso modo notre manière d'être en général dans la vie, nos valeurs que trahissent nos petites habitudes. La joie, le courage, la mollesse, entre autres, sont ainsi considérés par Aristote comme des éthê, si l'on prend en ligne de compte leur dimension morale : qu'est-ce qui, d'habitude, nous rend joyeux? S'agit-il de choses morales, ou immorales? Et s'agit-il de choses qui influencent, ou non, notre moralité?
«Face au dilemme – torturer ou pas un terroriste pour savoir où se trouve une bombe nucléaire –, le téléspectateur ne s'engage généralement pas dans une approche rationnelle qui le conduirait à choisir entre le déontologisme (ne pas torturer, car c'est illégal et immoral) et l'utilitarisme (torturer, si cela produit de meilleures conséquences pour le plus grand nombre). Il adopte plutôt une approche éthique, et s'en remet à l'ethos des personnages», explique M. Jeangène Vilmer.
Un exemple tiré de la saison 3, soit la scène où Anne, son épouse, dit à Palmer, le président des États-Unis, lorsqu'il fait l'éloge du compromis : «Tu n'as jamais défendu la facilité, mais ce qui était juste. C'est ton identité. C'est cette personne que le peuple a élue pour les conduire et c'est de cette personne dont je suis tombée amoureuse». Pour elle, il s'agit moins d'évaluer la légitimité d'une action que le genre d'homme qu'est Palmer. Bref, doit primer à ses yeux l' ethos. Et le téléspectateur est incité à la suivre dans cette voie.
Autrement dit, lorsqu'on fait jouer son ethos, on pense comme suit :
> On ne se demande plus : «Quelle action dois-je faire?».
> On se demande à la place : «Quel genre de personne dois-je être?»
C'est aussi bête que ça. Le jour où vous vous retrouverez face à un dilemme, pensez-y, et modifiez l'interrogation qui vous taraude en une question plus personnelle. Et le tour sera joué, du moins en grande partie.
En passant, l'écrivaine belge Amélie Nothomb a dit dans Métaphysique des tubes : «Le seul mauvais choix est l'absence de choix».
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