BLOGUE. Supposons – simple hypothèse! – que je vous offre un cadeau si vous parvenez à lire jusqu’au bout le post du blogue «En Tête» d’aujourd’hui. Et que vous ayez le choix comme récompense entre, disons, un exemplaire du prochain numéro de Premium, qui est actuellement à l’imprimerie et que je vous enverrais donc d’ici quelques jours, ou un abonnement d’un an au magazine, mais qui n’entrera en vigueur qu’au mois de mai. Que choisiriez-vous?
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Pas facile… Le second choix est clairement le plus intéressant, mais il faut attendre pour pouvoir en bénéficier. Quant au premier, il vous garantit certes un plaisir immédiat (du moins, si Premium est le genre de lecture qui vous fait pétiller les neurones…), mais ce ne sera qu’un one-shot qui vous procurera aussitôt après la frustration de ne pas pouvoir recommencer une nouvelle fois.
Alors? Vous voyez peut-être là où je veux en venir… Eh oui, nous avons tous l’irrépressible envie de céder aux gratifications immédiates, d’autant plus que nous ne savons pas de quoi demain sera fait, et ce, même si nous savons qu’un peu de patience nous ferait le plus grand bien. Oui, nous avons tous cette petite faiblesse. Une faiblesse, d’ailleurs, plus dommageable qu’on ne croit : une étude menée en 2010 par Zhong et DeVoe, intitulée You are how you eat : Fast food and impatience, a montré que le simple fait d’être exposé à des images de hamburgers et autres symboles de restaurants de fast-food minait la volonté des gens de mettre de l’argent de côté et les incitait plutôt à claquer leur argent rapidement, quitte à compromettre leur bien-être financier. Une faiblesse qu’il est pourtant possible de combattre…
Oui, oui, j’ai bien écrit qu’il était possible de ne pas céder aux charmes sulfureux de l’hédonisme, entendu comme une conception de la vie selon laquelle toute activité repose sur la poursuite du maximum de satisfaction avec le moindre effort. Comment? En modifiant notre perception du temps!
C’est ce que j’ai appris en découvrant l’un des articles du tout dernier numéro du British Journal of Psychology, titré Escaping the impulse to immediate gratification : The prospect concept promotes a future-oriented mindset, prompting an inclination towards delayed gratification. Un article passionnant signé par trois professeurs de la National Sun Yat-Sen University, à Taïwan, soit Ying-Yao Cheng, Paichi Pat Shein et Wen-Bin Chiou.
Ainsi, les trois chercheurs ont dans un premier temps consulté tout ce qui s’était fait en matière d’études sur l’hédonisme, pour constater que ses adeptes souffraient de plusieurs maux : réactions impulsives, manque de self-control, incapacité à prévoir à long terme, tendance à prendre beaucoup de risques, etc. Et ils sont tombés sur une étude parue en 2010 et signée par Daugherty et Brase, dans laquelle il était montré que les personnes qui prisent particulièrement le court terme sont les plus amenées à avoir certains comportements hédonistes néfastes pour la santé (ex.: fumer, boire de l’alcool, prendre de la drogue, etc.). «Cette trouvaille suggérait qu’il pouvait exister une relation inverse entre la vision à court terme et l’hédonisme, c’est-à-dire que des personnes ayant une vision à long terme avaient probablement moins de comportements hédonistes que les autres», indiquent les trois chercheurs taïwanais.
C’est pourquoi, dans un second temps, ils ont procédé à deux expériences afin de vérifier leur intuition. Dans la première, ils ont demandé à 64 étudiants d’une université de leur pays de remplir un questionnaire, après avoir, pour certains, imaginé ce que serait leur vie d’ici quatre ans (long terme), et pour d’autres, ce qui compose leur quotidien (court terme). Le questionnaire était composé d’affirmations qu’il fallait évaluer, du style «Je crois que la journée peut être planifiée le matin-même» et «Je suis capable de résister à une tentation quand je sais que j’ai du travail à faire».
Puis, les participants étaient invités à faire un test pilote pour une autre étude envisagée par les chercheurs – on comprendra qu’il n’en était rien et qu’il s’agissait de la continuité du test. Là, il s’agissait de faire des choix binaires entre différents types de récompenses financières, comme «Préférez-vous recevoir une somme variant entre 3,05 $ et 7 $ tout de suite, ou bien entre 7,10 $ et 15 $ dans une semaine?».
Résultat? Comme les chercheurs s’y attendaient, ceux qui avaient été amenés au préalable à réfléchir à leur avenir ont eu plus tendance que les autres à opter pour les rétributions ultérieures, et non pour les gratifications immédiates. «Cela nous a amené à croire qu’il était possible de «manipuler» les choix des gens, pour les orienter vers moins d’hédonisme», indiquent les trois chercheurs dans leur étude.
Dans un second temps, ils ont donc mené une autre expérience, un peu plus raffinée. Ils ont cette fois-ci demandé à 72 personnes recrutées par flyer à Kaohsiung, la plus grande ville du sud de l’île, de remettre les mots de différentes phrases dans l’ordre. Pour certaines personnes, les phrases recomposées faisaient passer le message qu’il est toujours plus payant de viser le long terme ; pour les autres, les phrases étaient «neutres», n’ayant pas de message particulier par rapport au temps. Puis, les participants ont dû répondre à un sondage sur leurs goûts dans différents domaines : une partie visait clairement l’hédonisme (ex.: les buffets all-you-can-eat, les rencontres d’un soir, les jeux de hasard, les sorties du samedi soir, les beuveries, les achats compulsifs, etc.), une autre, les plaisirs à plus long terme (le yoga, la marche à pied, la danse sociale, la natation, etc.).
Résultat? Ceux qui avaient été exposés au préalable aux phrases faisant l’éloge du long terme ont exprimé moins d’attirance pour les activités hédonistes que les autres, et, bien entendu, davantage pour les plaisirs se savourant sur la durée. «Bref, nous venons d’apporter la preuve que l’on peut inciter les gens à viser le long terme au détriment du court terme, tout simplement en les amenant à réfléchir sur les bienfaits que cela peut leur procurer ainsi que sur les méfaits des gratifications immédiates», disant les trois chercheurs.
Quel intérêt pour qui se pique de management et de leadership? J’en vois de multiples – comme vous, j’imagine –, mais je n’en soulignerai qu’un : une vision à long terme, ça s’entretient. Il est bon – et même nécessaire – d’avoir une vision à long terme quand on dirige une équipe ou une entreprise, mais cela ne suffit pas. Il est vital de la répéter, et de la répéter encore et encore, sans quoi elle va vite s’estomper dans l’esprit des autres, pour céder la place à des objectifs plus proches dans le temps, voire immédiats. Le naturel va revenir au galop, et chacun cèdera à la facilité, comme de chercher son petit profit personnel plutôt que celui que retirera toute l’équipe plus tard dans le temps. Et l’esprit d’équipe en prendra un coup, oui, un coup qui peut parfois se révéler mortel.
Et vous, qu’en pensez-vous?
En passant, Voltaire a dit dans Zadig : «Toujours du plaisir n’est pas du plaisir»…
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