BLOGUE. Ne vous a-t-on jamais fait d'offre malhonnête? Oui, une offre malhonnête, mais pourtant on ne peut plus alléchante? Disons, de la part d'une femme fatale, d'un collègue à qui tout semble réussir, ou encore d'un parfait inconnu qui a le bras mystérieusement long. Vous savez, du genre «Personne n'en saura rien, vous verrez»…
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Et ce jour-là, comment avez-vous réagi? Je le sais bien, car nous sommes tous pareils. Vous avez rougi, votre cerveau s'est mis à galoper comme un cheval fou, vos aisselles se sont mises à transpirer comme jamais, et vous avez tenté d'afficher le sourire le plus candide possible, en disant : «Pardon?». Pas vrai?
Autrement dit, vous avez résisté du mieux possible, mais vous savez en votre for intérieur que la résistance était fragile. Pourquoi? Parce que vous avez été pris par surprise et n'aviez jamais été auparavant confronté à une situation aussi stressante. Maintenant, comment vous y prendrez-vous la prochaine fois? Eh bien, j'ai une astuce pour vous…
Cette astuce provient d'une étude intitulée Blind ethics: Closing one's eyes polarizes moral judgments and discourages dishonest behavior, signée par Eugene Caruso, professeur de science du comportement à l'École de commerce Booth de l'Université de Chicago (États-Unis), et Francesca Gino, professeure de gestion des affaires à l'Harvard Business School (États-Unis). Celle-ci montre qu'un simple geste peut nous permettre d'y voir plus clair dès que l'on est confronté à un dilemme éthique.
Ainsi, les deux chercheurs américains ont été frappés par une scène du film Non coupable (A Time to Kill, 1996) de Joel Schumacher, inspiré d'un roman de John Grisham. Jake Brigance, un jeune avocat interprété par Matthew McConaughey, y demandait aux jurés de fermer les yeux, le temps de décrire le viol d'une fille noire de 10 ans par deux Blancs, lesquels ont été tués par son client, le père de la fillette. L'idée était de leur faire visualiser la terrible scène du viol, mais peut-être aussi – se sont-ils dits – pour une autre raison. Laquelle? Il se pourrait que notre jugement moral soit transformé par le simple fait d'avoir les yeux fermés au moment de prendre une décision.
Pour vérifier cette intuition, M. Caruso et Mme Gino ont procédé à quatre expériences on ne peut plus simples, que je vais vous décrire de ce pas…
Pour commencer, il a été demandé à 152 étudiants d'une école de commerce de juger deux comportements différents : l'un consistait pour un consultant à ne pas facturer toutes ses heures réellement travaillées pour ne pas présenter une note trop salée à un client en difficulté financière ; l'autre, à en facturer davantage afin d'empocher un bon paquet d'argent. Ceux-ci devaient évaluer ces comportements en fonction de l'éthique, de la moralité et de la droiture. Enfin, ils devaient indiquer quel genre d'attitude ils adopteraient s'ils étaient eux-mêmes le consultant en question.
Fait à souligner : tous les participants écoutaient les instructions à l'aide d'écouteurs branchés à un ordinateur, et devaient répondre aux questions à partir du clavier. Mais surtout, la moitié d'entre eux devaient avoir les yeux fermés au moment d'écouter les instructions et ne les rouvrir qu'une fois leur décision prise; et l'autre moitié devait se comporter normalement, sans fermer les yeux.
Résultat? Il correspondait aux attentes des deux chercheurs :
> Ceux qui avaient les yeux fermés ont été plus critiques envers le comportement immoral (facture surévaluée) que les autres;
> Ceux qui avaient les yeux fermés ont plus apprécié le comportement moral (facture sous-évaluée) que les autres.
Dans la deuxième expérience, 94 étudiants ont joué au jeu de l'ultimatum. Le principe est simple : le joueur A, en l'occurrence chaque étudiant, recevait 10 dollars et devait décider quelle part de cette somme il gardait pour lui et quelle part elle attribuait au joueur B (l'expérimentateur); si B acceptait l'offre, le partage se faisait, mais si B la refusait, alors personne n'empochait d'argent.
À noter que là encore, la moitié des participants devait fermer les yeux, le temps de prendre connaissance des instructions et de prendre leur décision. Idem :
> Ceux qui avaient les yeux fermés ont été plus généreux que les autres.
Dans la troisième expérience, il a été soumis à 75 étudiants et employés d'une école de commerce le scénario suivant : «Vous êtes le responsable de l'embauche d'une grande compagnie. Vous recevez deux soumissions intéressantes pour un poste ouvert. Après analyse, l'un des candidats vous paraît plus pertinent que l'autre. Vous recevez alors l'appel d'un gros client de votre compagnie, vous demandant de choisir le candidat le moins pertinent, qui est le fils d'un de ses partenaires d'affaire, en échange de quoi, il promet de faire plus souvent appel aux services de votre compagnie. Vous écoutez cette recommandation et offrez le poste au candidat le moins pertinent.»
Cette fois-ci, les candidats ne devaient pas seulement dire ce qu'ils pensaient de ce comportement, mais aussi indiquer dans quelle mesure ils visualisaient bien la situation décrite oralement. Les résultats ont été les suivants :
> Sans surprise, ceux qui avaient les yeux fermés ont déploré plus fort que les autres l'attitude d'un tel responsable des ressources humaines;
> Ceux qui avaient les yeux fermés ont mieux visualisé la situation que les autres.
Pour finir, M. Caruso et Mme Gino ont refait vivre la troisième expérience à 152 personnes et sont allés un peu plus loin dans celle-ci. Par exemple, ils ont dû indiquer si la situation présentée les avait mis mal à l'aise; et si cela leur était arrivé de la vivre, à quel point ils se seraient sentis fautifs et coupables. Autre exemple : des tests ont été effectués pour évaluer la qualité de la visualisation de la situation en question.
En conclusion :
> Ceux qui avaient les yeux fermés ont nettement mieux visualisé la situation que les autres;
> Ceux qui avaient les yeux fermés ont réagi beaucoup plus émotivement que les autres au comportement immoral.
Par conséquent, il se produit un phénomène très particulier dès que nous fermons les yeux :
1. Nous visualisons mieux la situation dans laquelle nous nous retrouvons;
2. Nous ressentons cette situation problématique avec davantage d'émotions;
3. Nous sommes plus prompts à y réagir de manière éthique;
4. Nous sommes donc plus aptes à refuser de nous montrer malhonnêtes.
Et voilà, le tour est joué! Si vous sentez que l'offre qui vous est faite n'est pas honnête et devrait être rejetée, mais si vous sentez par la même occasion qu'il suffirait d'un rien pour que vous y cédiez, fermez vite les yeux. Faites défiler dans votre tête tous les aspects de cette offre et toutes les conséquences possibles. Respirez un grand coup. Et rouvrez-les en disant, avec un sourire cette fois-ci assuré : «Non, merci».
En passant, le moraliste Jean de La Bruyère a dit dans ses Caractères : «Tout est tentation à qui la craint».
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