BLOGUE. Parfois, on aimerait bien exploser de colère : votre interlocuteur est de mauvaise foi, et cela vous enrage, mais vous vous retenez; une décision catastrophique est prise par la haute direction de votre entreprise, et vous vous sentez impuissant face à l'irrémédiable; etc. On garde en nous cette colère, et on se sent rongé de l'intérieur, comme si un monstre venait d'y naître et cherchait à en sortir avec fracas. Et on se gâche la vie, et on finit par en tomber gravement malade...
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Mais pourquoi au juste retenons-nous cette colère? Par civilité? Par peur de se faire des ennemis jurés? Par peur de perdre quelque chose qui nous est précieux? Pas facile à dire. D'où ma joie lorsque je suis tombé, en flânant chez les bouquinistes du Mont-Royal, sur un livre au titre magnifique, Petite philosophie pour vaincre les jours tristes, signé par Bertrand Vergely (Milan, 2009). Livre dans lequel un chapitre est intitulé De la colère, que je vais m'empresser de partager avec vous tant il brille d'intelligence.
«Tu veux faire quelques progrès dans l'acquisition de la sagesse? Commence par ne pas te mettre en colère. Cette leçon des Anciens n'a rien perdu de sa justesse. Nous le constatons tous les jours.
«Rien n'est pire que la colère. Pour une raison avant tout pratique. L'âme irascible est proprement invivable. Tout vient de sa profonde bêtise. Les stoïciens l'ont compris.
«Tu veux que les choses arrivent que tu le veux et non comme elles arrivent, disait Épictète. Résultat, tu te gâches la vie et tu gâches celle des autres. Par exemple, dès le matin, quand tu te plains de ce que l'on t'a bousculé dans la rue. Comment veux-tu qu'il en soit autrement? As-tu jamais vu une rue où l'on n'est pas bousculé?
«Fine observation. On voudrait que le monde marche selon nos vœux. Or, il marche selon son ordre propre qui est celui du monde. En oubliant cette évidence, on se rend malheureux pour rien. On peste pour un idéal qui n'arrivera jamais. Pire, on rend le monde plus mauvais qu'il n'est. Ironie des choses, on fait le jeu de ce que l'on veut éviter.
«Le monde est plein d'esprits chagrins et furieux qui se plaignent de l'état du monde. Pas étonnant qu'il prenne une allure chagrine. Tout le monde se chagrinant du chagrin existant, un vent de chagrin se met à souffler comme une tempête. On a alors des raisons d'être chagrin.
«Misérables raisons en vérité, la cause du chagrin régnant n'étant autre que nous-mêmes. Seulement, nous ne le voyons pas. Trop empressés que nous sommes de nous dire et de dire, à qui veut l'entendre, que les autres sont responsables du climat haïssable enveloppant le cours des choses.
«Le monde n'est pas mauvais. Nous le rendons tel, quand nous pestons contre lui. La colère du monde n'a pas d'autre origine que la colère contre le monde. L'histoire d'Œdipe en est l'illustration.
«Alors que Thèbes est accablée par la peste, il «peste» si l'on peut dire et cherche un coupable. Il le peut. Roi fraîchement couronné, il a des gardes qu'il peut dépêcher. Sauf qu'il ignore une chose que Tirésias le devin va lui apprendre : le coupable qu'il cherche n'est autre que lui-même. Il a fait entrer la peste dans le monde en «pestant» contre un vieillard trop lent à se ranger sur le bas-côté de la route, quand il se rendait à Thèbes.
«Insultes. Bousculades. Coups. Mort. La vie bascule vite dans la fatalité, quand on est en colère. En un instant, tout peut se briser. Quand c'est le cas, une autre loi se met à régir le monde. Celle de la violence, qui emporte tout sur son passage.
«C'est ce que symbolise la peste de Thèbes. Quand un roi peste, tout le monde peste. Ce que l'on peut vérifier. Il arrive que quelqu'un de mauvaise humeur mette tout le monde de mauvaise humeur. Il est facile de provoquer la mauvaise humeur d'autrui. Il suffit d'être de mauvaise humeur. Le ton monte vite quand les bonnes intentions que l'on peut avoir son fraîchement accueillies. La mauvaise humeur devient alors communicative. (...)
«Vladimir Jankélévitch a désigné ce phénomène sous le nom de «loi d'avalanche». Elle caractérise la colère. L'âme furieuse est furieuse d'être furieuse. La fureur manipule alors tout le monde. Sans que l'on sache comment cela a commencé. (...)
«Un remède à cela? Les politiques sont sages quand ils offrent aux ronchonneurs, aux grognons et autres rouspéteurs l'occasion de s'exprimer. Tel ce journal suisse avec sa rubrique intitulée Le Coin des ronchonneurs. Ainsi que le disait Kant : Dites à quelqu'un qui est en colère de s'asseoir afin d'exprimer son point de vue, il est déjà moins en colère. On crie mal quand on est assis. Il faut se lever pour être véhément. On ne peut pas en outre crier et s'expliquer.
«Parler autour d'une table apaise les courroux, qui se nourrissent toujours des ruminations solitaires. Reste qu'il n'y a pas que l'écoute bienveillante comme remède. Il y a aussi... la colère!
«Une colère que l'on exprime est bien moins dangereuse qu'une colère rentrée. Avoir des rages rentrées, c'est être deux fois en rage. En rage contre quelque chose ; en rage aussi de ne pas pouvoir exprimer sa rage. D'où l'importance d'exprimer ses rages.
«Il y a aussi les colères dont on n'a pas à rougir. Les saintes colères! Les colères divines!... Moïse au Sinaï devant le peuple adorant le Veau d'or, alors qu'il est en train de leur apporter les Tables de la Loi. Jésus et les marchands du Temple. (...) On leur apporte un trésor sur un plateau. Ils le refusent. Histoire d'humilier le don qui leur est fait. Il y a de quoi être en rage.
«L'indignation est nécessaire. (...) À qui n'est-il pas arrivé de dire à quelqu'un qu'il aime et qui gâche sa vie : Je suis furieux contre toi! La seule façon qui reste d'aimer passe parfois par la colère. Le jour où une telle colère n'existera plus, il faudra s'en faire. Un monde qui ne s'indigne plus de rien est un monde que la dignité n'intéresse plus.»
Et voilà... Pas mal, n'est-ce pas? Être parfois en colère est donc une bonne chose, en ce sens que c'est salutaire. Reste à l'exprimer au mieux : pour commencer, par un coup de gueule, mais ensuite – et surtout – en s'asseyant avec les autres pour en parler le plus posément possible. Bon à savoir, je trouve.
En passant, Épictète a dit dans De la colère : «Quand quelqu'un te met en colère, sache qu'en fait c'est ton jugement qui te met en colère»...
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