BLOGUE. Bien souvent, quand on remporte une victoire, on se dit que ça ne va pas durer, qu'il faut la savourer maintenant, car demain, on risque fort de décanter. Une petite voix nous dit pourtant qu'il faut poursuivre nos efforts, qu'une autre victoire, encore plus spectaculaire, nous attend, mais on préfère la faire taire. Des fois qu'elle nous porterait malheur. Pas vrai?
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Qu'est-ce que ce type de réflexion signifie au juste? Eh bien, qu'on n'a aucune idée de la manière de viser et d'atteindre un succès à long terme. Aucune! On se dit qu'on a eu de la chance une fois, qu'on en aura peut-être une deuxième fois, et sûrement pas une troisième. Et on fait ainsi résulter notre succès plus à la chance qu'à la stratégie, ce qui est – reconnaissons-le – parfaitement ridicule.
D'accord, me direz-vous, mais il est illusoire de vouloir garantir des succès à long terme. Personne n'en est capable. Sinon, ça se saurait. Permettez-moi, en ce cas, de vous poser une petite question : êtes-vous vraiment sûr que cela soit impossible?
Car – tenez-vous bien –, si c'est possible. C'est ce que j'ai appris dans une étude renversante d'intelligence intitulée Capability building and learning : An emergent behavior approach. Celle-ci est signée par quatre professeurs de l'IESE (Espagne) : Rafael Andreu, management ; Josep Riverola, management ; Josep Rosanas, comptabilité ; et Rafael De Santiago, science de la décision managériale. Elle montre que c'est simplement une question de gestion de la «capabilité»…
Les quatre chercheurs espagnols ont concocté un modèle de calcul économétrique visant à étudier l'impact des décisions des dirigeants sur la performance de leur entreprise, à court comme à long terme, quand celles-ci sont en mesure de faire évoluer leur «capabilité». Ce terme revenant déjà deux fois, il convient de l'expliciter. Grosso modo, la capabilité est un terme qui en combine deux autres, à savoir la capacité et la liberté. Elle permet d'indiquer ce que l'on est réellement capable, ou pas, de faire dans la vie.
Prenons un exemple concret… Vous voulez acheter la toute nouvelle Lincoln. Avez-vous la liberté de le faire? Oui. Maintenant, avez-vous la capacité de le faire? Ça devient nettement moins évident ; mettons que la réponse est non. En conséquence, un économiste va considérer que vous n’avez pas une capabilité suffisante pour acheter la voiture de vos rêves.
La question est : comment s'y prendre pour faire progresser sa capabilité? C'est ce que vise à faire le modèle de calcul de nos quatre chercheurs, et c'est ce que je vais tâcher de vous faire saisir, même si ce modèle est – je dois l'avouer – particulièrement complexe.
MM. Andreu, Riverola, Rosanas et De Santiago ont considéré que :
– Un groupe de 1 000 entreprises évoluait dans un écosystème fini, au fil du temps;
– Ces entreprises n'étaient pas en compétition entre elles (car le but de l'étude n'est pas de chercher la meilleure stratégie pour battre la concurrence);
– Chaque entreprise avait un profil particulier, lequel était déterminé par différentes capabilités;
– Le profil de chaque entreprise évoluait à mesure que ses capabilités progressaient ou régressaient;
– Chaque entreprise était dirigée par des managers, dont le rôle était d'évaluer et de choisir entre différents projets de développement possibles;
– Les managers devaient faire des choix en fonction de deux critères, qui pouvaient être parfois contradictoires : d'une part la recherche de gains économiques (court terme), et d'autre part l'amélioration du profil de l'entreprise (long terme), ce dernier point leur permettant de prendre en mains davantage de projets dans le futur.
Histoire de rendre le modèle de calcul encore plus réaliste, les chercheurs y ont intégré une variable dénommée «information imparfaite». C'est-à-dire que :
– Les managers n'avaient pas une connaissance parfaite des capabilités actuelles de leur entreprise. Par conséquent, lorsqu'ils constataient qu'un projet qu'ils avaient adopté ne donnait pas les résultats escomptés, ils en retiraient une meilleure connaissance sur les capabilités réelles de leur entreprise.
– Les managers n'avaient pas non plus une connaissance parfaite des gains économiques qu'il était envisageable d'engranger grâce à un projet. Tout choix comportait donc toujours une marge plus ou moins grande de risques.
Rien qu'à lire tous ces postulats, on image la monstruosité des calculs à effectuer. Les chercheurs espagnols l'ont eux-mêmes souligné dans leur étude : «Suivre l'évolution d'une entreprise dans un tel modèle est hyper-complexe, si complexe même que la plupart des outils économétriques dont on dispose aujourd'hui ne peuvent permettre d'y arriver», ont-ils écrit.
C'est pourquoi ils ont limité à trois les capabilités des entreprises :
> Efficacité : cette variable détermine la capacité de l'entreprise de mener à bien un projet;
> Attractivité : elle indique la satisfaction au travail des employés ainsi que leur capacité à se développer sur le plan professionnel;
> Unité : elle correspond à l'identification des employés avec les buts et les valeurs de l'entreprise ainsi qu'avec les autres employés.
Voilà, le modèle était prêt. Restait à le lancer et à voir ce que ça donnait. Et là, une surprise attendait les chercheurs. On pouvait en effet s'attendre à ce que les entreprises, au fil du temps, se mettent à adopter des stratégies relativement similaires pour enregistrer les meilleurs résultats possibles, mais ce n'est pas du tout ce qui s'est produit. Non, trois comportements distincts ont été observés :
> Le sélectif. Ce comportement survient dès lors qu'une des entreprises se met à sacrifier ses gains à court terme pour mettre l'accent sur ceux à long terme. L'impact de celui-ci est foudroyant : l'entreprise en question gagne en efficacité par rapport aux autres et se met à rafler projet sur projet, au détriment des autres, qui, une par une, finissent pas disparaître. Et ce, rappelons-le, même si au départ aucune entreprise n'a pour objectif d'entrer en compétition avec les autres!
> Le diffus. Ce comportement voit le jour quand aucune entreprise n'a l'idée de sacrifier le court terme au profit du long terme. Dès lors, toutes les entreprises vivotent au fil du temps, sans réelle progression, quoi que chacune tente.
> Le chaotique. Ce comportement se produit lorsqu'un manager commet une erreur (cela est possible, puisqu'une variable rend incertaines ses connaissances de son entreprise et de la faisabilité d'un projet). La performance de l'entreprise chute alors brutalement, ce qui sème le chaos de manière durable.
Que déduire de cette trouvaille? Les professeurs de l'IESE estiment qu'on peut en tirer 5 enseignements pratiques :
1. Méfiez-vous de vos intuitions. «Dans une situation complexe, mieux vaut ne pas se fier à son intuition, car celle-ci est incapable d'anticiper l'évolution des choses, avancent-ils. Notre modèle montre en effet qu'une évaluation rapide et imparfaite des capabilités mène systématiquement à de mauvaises conclusions. Dans la vraie vie, cela peut se traduire par une catastrophe dont les chances de se relever sont proches de zéro.» Et d'ajouter : «On notera que, curieusement, nombre de crises dans lesquelles se retrouvent les entreprises résultent de décisions «logiques» des managers».
2. Apprenez à mieux vous connaître. «Quand les managers donnent la priorité à l'Efficacité, et non pas à l'Attractivité et à l'Unité, la situation de l'entreprise se met toujours à se détériorer», disent-ils. Pourquoi? Essentiellement parce qu'ils ne peuvent avoir une connaissance parfaite des capabilités de leur entreprise, et sont donc amenés à choisir des projets qui ne sont pas optimaux compte tenu des forces et faiblesses réelles de celle-ci. «C'est pourquoi nous recommandons aux managers de commencer par se connaître eux-mêmes, à savoir leur propre personne ainsi que leur entreprise», soulignent-ils.
3. Concentrez-vous sur les employés. Les entreprises qui font une nette différence avec les autres et deviennent des leaders incontestés sont celles qui ne songent pas aux gains à court terme, mais qui se soucient de l'Attractivité et de l'Unité de leur entreprise. Autrement dit, seules celles qui se préoccupent véritablement de leurs employés. «C'est une Règle d'Or. Il faut oublier l'avidité du gain pour se concentrer sur le bien-être et la performance des employés», affirment-ils.
4. N'ayez pas peur de changer de mentalité. L'étude donne quelques pistes pour ceux qui aimeraient changer de mentalité, comme le suggèrent les auteurs. Par exemple, elle indique comment s'y prendre au mieux pour une entreprise qui voudrait mettre moins l'accent sur les résultats financiers à court terme pour se soucier davantage d'élaborer des équipes de travail performantes et heureuses au travail.
«Un tel changement pourrait se faire par une recomposition complète de l'équipe dirigeante. Dans ce cas, il faudrait que l'opération se fasse d'un coup net, car l'entreprise passera inévitablement par une période de chaos, une période qui ne sera brève que si le changement ne traîne pas en longueur», estiment-ils.
5. Écoutez-vous davantage. Un réflexe pour exceller est d'imiter ceux qui sont meilleurs que nous. On se dit que cela nous aidera à progresser, du moins plus vite et mieux que si l'on œuvrait tout seul dans notre coin, sans source d'inspiration. Cela étant, ce n'est pas toujours vrai, comme le montre l'étude.
«Le hic, c'est qu'on peut prendre modèle sur une entreprise qui n'est pas forcément excellente elle-même, et donc être amené à reproduire ses erreurs, à notre insu. Le risque est alors de commettre plusieurs bévues qui vont finir par démoraliser les managers, parfois au point de croire qu'ils ne sont pas dans la bonne entreprise pour eux et de penser que les herbes est peut-être plus verte ailleurs», disent-ils.
Intéressant, n'est-ce pas? Qu'en pensez-vous? Pour viser et atteindre un but à long terme, il suffit de commencer par mieux de connaître soi, puis à faire davantage confiance aux autres. Dès lors, ce qui nous semblait un lointain horizon devient accessible du jour au lendemain. C'est aussi simple que ça.
En passant, le sage chinois Laozi aimait à dire : «Connaître les autres, c'est sagesse. Se connaître soi-même, c'est sagesse supérieure».
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