«Notre stratégie est la bonne, et j'en ai la certitude : tout le monde dans l'industrie a recours à la même.» Celui qui a dit cette énormité en 1996, c'était le vice-président, finance, d'AT&T. Et comme il fallait s'y attendre, une poignée d'années plus tard, le géant américain de la téléphonie se faisait acquérir par l'une de ses filiales, faute d'être encore compétitif.
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La question saute aux yeux : comment un haut-dirigeant de ce calibre a-t-il pu dire une telle chose, révélatrice d'un manque flagrant de vision? Comment a-t-il pu commettre une erreur que n'importe quel étudiant en première année de commerce ne commettrait pas? C'est ce qu'a voulu savoir Liisa Välikangas, professeure de gestion de l'innovation à l'École de commerce Hanken à Helsinki (Finlande) et directrice de recherche à l'Institut du Futur à Palo Alto (États-Unis), assistée de Markus Paukku, doctorant en management à Stanford (États-Unis), et d'Inês Peixoto, doctorante en management à l'Université Aalto à Helsinki. Ensemble, ils ont analysé ce qui faisait que certaines entreprises parvenaient à bouleverser leur secteur d'activités, en changeant carrément la donne, alors que d'autres se contentaient du statu-quo jusqu'à ce que mort s'ensuive. Bref, ils ont voulu éclaircir le 'mystère de l'ubérisation', un néologisme issu de la start-up Uber qui est en train de bousculer l'industrie du taxi un peu partout sur la planète à l'aide d'une simple application pour cellulaire. Un mystère dont plus d'un ont déjà payé le prix fort faute d'avoir saisi son importance, à l'image d'AT&T à la fin du XXe siècle...
Les trois chercheurs ont présenté le fruit de leur travail dans un article intitulé Amplifying strategic thinking through outliers, paru dans la publication finlandaise Boardview. Ils y dévoilent le fait que tout dirigeant digne de ce nom se doit, s'il ne veut pas devenir obsolète, d'observer le plus sérieusement du monde ce qu'entreprennent les joueurs de son secteur d'activités qui lui paraissent a priori... des crétins! Oui, vous avez bien lu, des crétins. C'est-à-dire ceux qui lui semblent avoir une stratégie aberrante, ceux qui lui paraissent se lancer dans une bataille perdue d'avance, ceux qui ont l'air d'après lui de perdre leur temps en niaiseries.
Pourquoi? «Parce que, même si rien ne garantit le succès d'une entreprise déviante par rapport à la norme dans son secteur d'activités, il y a tout de même de précieux enseignements à tirer de leur stratégie inusitée. Et parce qu'une juste observation de sa tentative d'innover peut permettre de mieux comprendre l'écosystème dans lequel on évolue, et par suite de mieux s'adapter aux changements que celui-ci connaît à la vitesse V», indiquent-ils dans leur article.
Mmes Välikangas et Peixoto ainsi que M. Paukku ont ainsi identifié cinq traits communs aux start-ups qui parviennent à bousculer leur secteur d'activités. Cinq caractéristiques qui les font passer au premier coup d'oeil pour des crétines, mais qui en vérité représentent leurs véritables forces, celles qui leur permettent de sortir du lot, l'air de rien.
Voici donc les cinq atouts secrets de David sur Goliath :
1. Un réseau de connexions favorisant l'improbable
Les start-ups couronnées de succès sont celles autour desquelles gravitent nombre de personnes n'ayant a priori rien à voir avec le coeur de son activité. Leurs employés oeuvrent souvent avec des personnes extérieures qui ont des champs d'expertise hétéroclites, et cela paraît bien mystérieux pour qui n'est pas habitué à fonctionner de la sorte : «Qu'est-ce que je pourrais bien faire avec un biologiste ou un designer, alors que le coeur de mon métier, c'est la boulangerie?», pourrait par exemple songer un boulanger voyant débouler pas loin de chez lui une 'gang de jeunes' qui se met à marcher sur ses plates-bandes. ce qui lui échappe, c'est justement que les idées géniales résultent toujours de croisement de deux idées radicalement distinctes; ce qui ne peut se produire qu'en mettant en présence des personnes aux profils rigoureusement distincts.
Un exemple mis en évidence dans l'article de Boardview : l'américaine StartupNectar. Cette dernière réunit gens d'affaires, ingénieurs, architectes et autres biologistes pour, tous ensemble, concocter de tous nouveaux produits et services en s'inspirant de la nature. Ils recourent à ce qu'on appelle le biomimétisme : la nature n'a cessé d'évoluer depuis des millions d'années à coups d'essais/erreurs pour en arriver à des solutions d'une redoutable efficacité, nous aurions donc bien tort de ne pas nous en inspirer pour mettre au point les produits et services dont nous avons aujourd'hui vraiment besoin. C'est d'ailleurs comme ça qu'a été inventé, entre autres, l'ingénieux système d'irrigation de la région égyptienne de Fayoum intitulé Dromedarily Sustainable, inspiré des façons dont la girafe boit et le dromadaire digère.
Dromedarily Sustainable Circulation - project documentation.
2. Une offre sur-mesure
Les start-ups couronnées de succès ne songent pas en terme de clientèle, mais de client. Ce qui compte à ses yeux, c'est chaque client. Et non pas une masse de gens plus ou moins anonyme à laquelle on tente plus ou moins bien de refourguer ses produits et services en engrengeant au passage le maximum de profits. Ce qu'il est tout à fait possible de faire de nos jours, grâce à ce qu'on appelle le big data, soit l'analyse fouillée de données pointues sur chacun de ses clients.
Ex.: Shapeways. Cette start-up néerlandaise établie à New York permet à tout un chacun d'imprimer en 3D ce qu'il souhaite, de n'importe où sur la planète. Elle a d'ores et déjà vendu plus d'un million d'objets imprimés en 3D, et a récemment noué des liens d'affaires avec la multinationale américaine Hasbro.
3. Un appel constant à leur communauté
Les start-ups couronnées de succès font voler en éclats les frontières traditionnelles de l'entreprise. D'habitude, il y a d'un côté l'entreprise elle-même, et de l'autre ses clients; là, les deux ensembles n'en forment plus qu'un, soit la communauté. Du coup, les idées de chacun sont toujours les bienvenues : peu importe qu'elle vienne d'un employé ou d'un client, à partir du moment où elle est bonne, il n'y a pas de raison valable de ne pas se pencher dessus. Bref, c'est le rapport-même avec la clientèle qui est bouleversé : l'heure est à la collaboration directe.
Ex.: Quirky. Cette start-up new-yorkaise offre ses services de développement de produit à toutes les entreprises qui le souhaitent, suivant un principe on ne peut plus simple : chaque idée d'innovation est partagée avec le public, lequel est invité à faire des commentaires, et mieux à proposer de meilleures idées encore. Et ce, sachant que Quirky partagera 30% de ses revenus avec les collaborateurs les plus efficaces. Le succès est tel que GE a récemment contracté une entente de plusieurs dizaines de millions de dollars avec Quirky, dans l'espoir d'innover comme jamais.
4. Une compression drastique des coûts
Les start-ups couronnées de succès fonctionnent, aux yeux de certains, sans le sou. Elles disposent en effet de très très très peu de ressources, ce qui les empêche nullement de faire des merveilles. L'explication? Elle est tout bête : elles utilisent les avancées technologiques les plus récentes, lesquelles leur permettent d'accomplir ce qui n'a encore jamais été réalisé à un coût ridiculement bas, et d'ainsi dépasser allègrement les 'dinosaures' qui rechignent à se moderniser, tétanisés à la simple idée de devoir évoluer.
Ex.: Organovo. Cette start-up établie à San Diego se sert des imprimantes 3D pour imprimer... de la peau et autres tissus vivants! Ce qui change radicalement la donne pour nombre d'industries biotechnologiques - la pharmaceutique comme la cosmétique. Car cela permet d'effectuer autant de tests médicaux qu'on veut, de surcroît sans risque et à moindre coût. L'Oréal ne s'y est pas trompée : elle vient tout juste de signer une entente avec Organovo pour procéder à une multitude de tests sur des peaux imprimées.
5. Une pensée design
Les start-ups couronnées de succès adoptent ce qu'on appelle la 'pensée design'. Cette dernière consiste en cinq étapes :
- Empathie. À savoir s'intéresser aux premiers utilisateurs potentiels, pour connaître leurs besoins réels.
- Définition. À savoir définir avec simplicité et clarté les besoins réels des utilisateurs, et par suite les caractéristiques que doit présenter le produit ou service à inventer.
- Idéation. À savoir brasser des idées, sans les juger.
- Prototypage. À savoir réaliser de prototypes en lien avec les deux ou trois meilleures idées émises.
- Expérimentation. À savoir tester les prototypes et en tirer les enseignements subséquents pour concocter le produit ou service final. Celui qui est optimal.
À noter que ce processus gagne à faire appel, ici et là, à l'intelligence collective, c'est-à-dire celle des employés combinée à celle des clients. À l'image de ce que fait Wikispeed pour mettre au point la toute première voiture inventée en open-source, qui consomme 2,4 l / 100 km.
Voilà. David tire par conséquent sa puissance exceptionnelle de cinq caractéristiques spéciales, des particularités qui peuvent se résumer à deux traits saillants, d'après Mme Välikangas :
> La capacité d'amplifier son impact. Les start-ups en question sont petites, disposant de peu de ressources. Mais c'est la manière dont elles s'en servent qui font toute la différence. David n'avait, somme toute, qu'un bout de bois, une lanière en cuir et une pierre, et pourtant il a fait mordre la poussière à un adversaire qui le surclassait sur tous les plans. Enfin, presque tous les plans : lourdement armé et cuirassé, il n'était pas assez mobile pour éviter la pierre lancée avec précision dans son front.
> La capacité de prendre autrui à contre-pied. Les start-ups en question ont le chic pour frapper là où personne ne les attend, pour débouler par le champ gauche, pour prendre les autres à contre-pied. C'est comme ça que David est parvenu à ridiculiser ceux qui le prenaient pour un sombre crétin, un petit vaniteux qui allait droit à la mort. Lui savait qu'il avait un avantage indéniable sur son adversaire, un avantage qui lui a suffi pour remporter la victoire.
Que retenir de tout cela, me direz-vous? Eh bien ceci, à mon avis :
> Qui entend sortir du lot se doit de s'inspirer des David qui l'environnent. S'il est à la tête d'une entreprise, il lui faut identifier les start-ups qui ont l'ambition de changer la donne dans son secteur d'activités, et voir en quoi il pourrait s'inspirer de leur façon de procéder. S'il est à la tête d'une équipe, il lui faut analyser avec soin le fonctionnement distinct d'autres équipes évoluant dans le même secteur d'activités, surtout si celles-ci semblent ne rien faire 'comme il faut'. Enfin, sur le plan personnel, il vous faut chercher à amplifier votre impact au travail ainsi qu'à prendre le contre-pied de ce qui est attendu de vous, en vous inspirant du succès qu'a pu connaître une de vos connaissances dans le cadre de son propre travail. Car c'est comme cela que vous parviendrez à vraiment vous distinguer, mieux, à briller aux yeux des autres.
En passant, l'écrivain français André Malraux a dit dans La Voie royale : «Être roi est idiot ; ce qui compte, c'est de faire un royaume».
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