BLOGUE. Vous est-il déjà arrivé de juger quelqu’un en fonction de sa réussite – ou de son lamentable échec – dans un projet d’importance? Et par la même occasion, de lui attribuer une récompense – ou une réprimande –, même si ses performances précédentes ne vous avaient guère incité à le faire? Sûrement. Mais voilà, la question saute aux yeux : avez-vous bien fait? Oui, ne vous êtes-vous pas fait aveugler par cette prouesse – ou ce ratage –, au point de vous faire prendre une mauvaise décision?
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Impossible à dire, pensez-vous peut-être. Eh bien si. Grâce à une étude très intéressante, intitulée Does March Madness lead to irrational exuberance in the NBA draft? High-value employee selection decisions and decision-making bias. Celle-ci est signée par Casey Ichniowski, professeur de management à la Graduate School of Business de la Columbia University, et Anne Preston, professeure d’économie au Haverford College. Elle montre à quel point nous sommes sensibles à tout ce qui brille…
Ainsi, les deux chercheurs se sont intéressés à un phénomène médiatique aux Etats-Unis : le March Madness. Il s’agit du tournoi final du championnat NCAA de basketball, qui oppose 64 équipes des universités américaines. C’est l’un des événements sportifs les plus populaires des Etats-Unis, car on y voit souvent émerger les talents de demain de la NBA, à savoir la ligue professionnelle de basketball.
Lors du March Madness, quatre groupes régionaux de 16 équipes sont constitués. Les équipes les plus cotées rencontrent celles qui le sont moins, sachant que chaque match est éliminatoire. Ce procédé réserve nombre de surprises, car les meilleurs peuvent très bien trébucher contre des équipes pourtant plus faibles sur le papier. Du coup, ce ne sont pas toujours les quatre têtes de série qui se qualifient parmi les quatre finalistes.
L’intérêt est dans ce qui suit : les recruteurs de la NBA ont, bien entendu, les yeux braqués sur tous ces matches qui se déroulent durant le mois de mars. Leur objectif est très simple : identifier la perle rare, sur laquelle ils se précipiteront dès qu’ils en auront l’occasion, c’est-à-dire pendant la période de repêchages (draft, en anglais). À la fin de juin, le commissaire de la NBA et les dirigeants des 30 équipes professionnelles se réunissent lors d’une soirée, où chacun va, à tour de rôle, mettre le grappin sur un joueur issu de l’université, du collège ou de l’étranger. Les repêchages représentent la porte d’entrée principale pour la majorité des joueurs évoluant dans la NBA.
L’interrogation est donc : les recruteurs de la NBA se laissent-ils influencer par le March Madness? Ont-ils, par exemple, le réflexe de recruter à prix d’or celui qui s’est démarqué lors de cette compétition, même si durant le reste de la saison il n’avait guère fait d’étincelles? Et inversement, de négliger un prodige qui aurait enregistré une sous-performance durant cette brève compétition?
Pour le savoir, les deux chercheurs ont eu l’idée de se plonger dans les statistiques des joueurs et des équipes de la NCAA de 1997 à 2010, à la recherche des «performances inattendues», positives comme négatives. Puis, ils ont regardé les décisions prises par les recruteurs de la NBA par rapport à ces «performances inattendues» : ces dernières les ont-elles influencé dans leurs choix, ou pas? Enfin, ils ont analysé si les «performances inattendues» permettaient, ou non, de prédire la performance du joueur en NBA dans les années suivantes.
Tenez-vous bien, les trouvailles de M. Ichniowski et de Mme Preston sont on ne peut plus fascinantes…
> Une influence indubitable. La performance d’un joueur et de son équipe au March Madness a une influence directe sur les décisions prises lors des repêchages de la NBA. Celle-ci est même mesurable : à chaque victoire, quand un joueur marque 4 points de plus que sa moyenne par match durant la saison régulière, il progresse dans sa position de repêchage de 4,7 places (ex. : s’il parvient à marquer 12 points de plus que sa moyenne habituelle, il grimpe d’une quinzaine de places aux repêchages).
> Une influence pondérée. Les recruteurs de la NBA ne sont pas complètement obnubilés par le March Madness. Ils appuient leurs décisions sur d’autres facteurs que cette seule compétition.
En fait, les recruteurs semblent ne pas tenir assez compte du March Madness, comme s’ils avaient instinctivement peur de tout ce qui y brillait trop. De fait…
> Aussi bons que les autres. Les joueurs qui ont brillé de manière inattendue au March Madness ne déçoivent pas plus que ceux qui ont été repêchés sans avoir fait des étincelles au March Madness, une fois en NBA.
> Sinon largement meilleurs. C’est très souvent parmi les joueurs qui ont brillé de manière inattendue au March Madness que l’on retrouve les futures superstars de la NBA, pas parmi les autres.
Intéressant, n’est-ce pas? À vouloir être hyper-rationnels dans leurs choix, les recruteurs de la NBA en écartent leurs coups de cœur. La raison a alors raison de la passion. À tort.
Comme tout le monde, les recruteurs ont admiré le petit jeune qui a rendu la compétition passionnante, celui qui a réussi à faire mordre la poussière à lui tout seul des équipes jugées a priori meilleures que la sienne, oui, celui qui a su faire soulever la foule par ses prouesses et son audace. Mais ils se sont dits qu’il ne s’agissait là que d’un feu de paille. Ils se sont contentés de lui faire gagner quelques places aux repêchages. Ils n’ont pas voulu voir l’évidence : ce petit jeune allait renverser toutes les statistiques de la NBA et devenir l’idôle de demain. Et ils ont raté le coup de la décennie…
En conclusion, si un jour un candidat à un poste vous tape dans l’œil, ne serait-ce que par sa performance exceptionnelle dans un projet complexe, ne vous retenez pas trop et demandez-vous vraiment si vous n’avez pas devant vous la perle rare dont vous avez tant besoin… Qui sait? Vous feriez alors un bon coup en le recrutant, d’autant plus que, dans le pire des cas, sa performance future devrait être ni meilleure ni moins bonne que celle d’autres bons candidats…
En passant, le philosophe allemand Arthur Schopenhauer aimait à dire : «Tout enfant est en quelque sorte un génie, et tout génie un enfant»…
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