BLOGUE. Avez-vous déjà entendu parler de Daniel Dennett? Peut-être que oui, peut-être que non. Il s'agit d'un philosophe américain de 71 ans qui est considéré de nos jours comme l'une des sommités mondiales des sciences cognitives. Il vient tout juste de sortir son seizième livre – Intuition pumps and other tools for thinking (Norton, 2013) –, une véritable trousse à outils permettant de changer notre façon de penser, et donc de ne plus sombrer dans les pièges des arguments et des raisonnements fallacieux. Bref, un livre susceptible de décupler votre intelligence. Ni plus ni moins.
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Le tout nouveau livre du codirecteur du Centre d'études cognitives de l'Université Tufts (États-Unis) contient très exactement 77 outils permettant de penser autrement. En voici une sélection de sept d'entre eux…
1. Servez-vous de vos erreurs
«Quand vous réalisez que vous venez de faire une erreur, desserrez les dents, prenez une grande respiration et prenez le temps d'examiner les tenants et les aboutissants de cette erreur. Et ce, le plus objectivement possible. Ce n'est pas facile. Notre réflexe est plutôt de ressentir de l'embarras, voire de la rage contre nous-mêmes, et il faut parvenir à contenir toutes ces émotions.
«L'idéal est d'apprendre à savourer ses erreurs, de prendre plaisir à dénicher le détail ou l'instant qui vous a amené à vous tromper. Car cela vous permettra d'apprendre de vous erreurs, et donc de progresser. Et à force de réagir de la sorte, vous ne referez plus jamais deux fois la même erreur. (…)
«J'ai toujours été surpris par le nombre incroyable de personnes intelligentes qui, pourtant, sont prêtes à remuer ciel et terre pour ne pas avoir à reconnaître leur erreur publiquement. Elles sont alors prêtes à n'importe quel stratagème pour ne pas se retrouver dans une telle situation. Pourtant, avouer publiquement une erreur est ce qu'il y a de mieux à faire.
«Pourquoi? Parce que les gens adorent les personnes qui admettent publiquement s'être trompées. C'est une marque d'humilité, qui de surcroît ouvre la porte aux bonnes âmes qui aiment venir à l'aide de ceux qui connaissent des difficultés. Donnez cette chance à ces personnes secourables! Ça vous permettra d'atteindre plus facilement vos objectifs.»
2. Respectez votre interlocuteur
«Lorsque vous discutez avec quelqu'un qui a une vision radicalement différente de la vôtre, il est toujours difficile d'argumenter raisonnablement. Nous avons tendance à le contredire pour le contredire, à démolir son exemple pour démolir son exemple, etc. Mais tout cela n'est pas vraiment constructif.
«Comment faire pour avoir alors une discussion enrichissante pour tout le monde? On peut pour cela suivre les conseils du psychologue Anatol Rapoport pour glisser habilement une critique dans une discussion à bâtons rompus :
> Ré-exprimez avec vos propres mots ce que vient de dire votre interlocuteur, en le rendant si clair et si intelligible que celui-ci vous dira "Merci, j'aurais aimé le dire aussi bien moi-même".
> Dressez à voix haute la liste des points sur lesquels vous êtes d'accord avec lui concernant ce que vous venez de ré-exprimer.
> Mentionnez ce que vous retenez d'important dans cette liste.
> Enfin, une fois ces trois étapes menées à bien, vous pouvez formuler votre critique.
«Cette façon de faire aura comme conséquence immédiate le fait que votre interlocuteur va écouter attentivement votre critique, au lieu de chercher à vous couper la parole sans vous laisser finir d'exprimer votre idée. Car vous lui aurez montré que, vous, vous savez écouter, et inconsciemment lui aussi voudra montrer qu'il en est tout autant capable que vous. Car vous aurez aussi fait montre de jugement dans votre raisonnement, ce qui suscite toujours le respect.»
3. Écoutez le klaxon du "sûrement"
«Lorsque quelqu'un glisse dans son explication un "sûrement", vous pouvez être sûr que ce qu'il est en train de dire est le point faible de son argumentation. À l'écrit, c'est la même chose : plus un texte contient le mot "sûrement", moins il est solide. Faites l'exercice, vous verrez.
«Pourquoi? Parce que chaque fois qu'on se sert du mot "sûrement", c'est pour obtenir l'assentiment d'autrui sans avoir à lui présenter de démonstration. C'est pour lui faire gober quelque chose sans qu'il s'en rende trop compte.
«À l'avenir, soyez vigilants. Dès que vous repérez un "sûrement", faites comme si vous veniez d'entendre un klaxon vous alertant d'un danger imminent.»
4. Répondez aux questions rhétoriques
«Tout comme vous devez être plus attentifs aux "sûrement", vous devez développer votre sensibilité aux questions rhétoriques. Pourquoi? Parce qu'à l'image des "sûrement" elles servent de raccourci à la pensée.
«Maintenant, comment repérer une question rhétorique? Eh bien, ce sont des questions qui n'appellent pas de réponse. Ce sont, en fait, des affirmations présentées sous le couvert d'une fausse interrogation, laquelle ne sert qu'à distraire l'attention de l'interlocuteur, le temps de pousser plus loin l'argument avancé.
«Un bon truc pour combattre les questions rhétoriques consiste à essayer – en silence, dans sa tête – de donner une réponse à l'interrogation. Si vous en trouvez une bonne, alors surprenez votre interlocuteur en lui donnant votre réponse. Ça devrait lui clouer le bec.
«Je me souviens d'une bande dessinée de Peanuts où Charlie Brown disait, de manière purement rhétorique : "Qui pourrait affirmer que c'est bien ou mal?", et Lucy de rétorquer, dans la case suivante : "Moi".»
5. Usez du rasoir d'Ockham
«Le rasoir d'Ockham est un principe de raisonnement philosophique que l'on doit au franciscain du 14e siècle Guillaume d'Ockham. On l'appelle aussi lex parsimoniae, la loi de parcimonie. Elle veut que "les multiples ne doivent pas être utilisés sans nécessité", c'est-à-dire que rien ne sert de multiplier les raisons et les démonstrations à l'intérieur de ce qui est déjà énoncé clairement et simplement.
«L'idée est la suivante : ne concoctez pas de théorie ou d'explication compliquée ou extravagante si vous en disposez déjà d'une simple qui explique bien ce qui doit l'être. Par exemple, Kepler a déjà expliqué le phénomène des orbites des planètes, si bien qu'il n'est d'aucune utilité de s'évertuer à en trouver une autre explication. Ça reviendrait à couper les cheveux en quatre pour rien, et ça finirait par décourager même ceux qui ont une oreille attentive pour vous.»
6. Allez à l'essentiel
«La loi de Sturgeon veut que "90% de toute chose est du déchet". Si l'on suit cette loi édictée par cet auteur américain de science-fiction, alors 90% des livres de poésie, 90% des livres de philosophie, ou encore 90% des livres de mathématique sont des déchets. Est-ce vrai? Eh bien, c'est peut-être exagéré, mais on peut convenir du fait que beaucoup de livres publiés sont médiocres. (Certains diront que le bon pourcentage n'est pas 90%, mais 99%, quant à moi je ne vais pas entrer dans ce débat-là.)
«Ce qu'on peut en tous cas retenir de la loi de Sturgeon, c'est qu'il y a beaucoup de déchets tout autour de nous et que mieux vaut consacrer notre temps à ce qui en vaut la peine, pas à ce qui n'en vaut pas la peine. Allez directement au plus important, pour ne pas dire au plus intéressant! D'ailleurs, le signe grâce auquel on repère aisément un idéologue est le fait qu'il aime s'arrêter à des choses insignifiantes…»
7. Méfiez-vous des "profonditudes"
«Une "profonditude" – un terme inventé par feu mon ami Joseph Weizenbaum – est une proposition qui semble importante, vraie et profonde, mais qui en réalité n'est qu'ambiguë. Quand on l'entend ou quand on la lit la première fois, elle nous interpelle, elle nous saisit par son apparente profondeur, mais dès qu'on prend le temps de l'analyser, on découvre qu'elle est d'une platitude affligeante.
«Un exemple : "L'amour n'est qu'un mot". Tout de suite, on se dit "Wow! C'est profond! C'est cosmique! C'est renversant, n'est-ce pas?" Mais après, on réalise que cette affirmation est manifestement fausse. L'amour n'est pas qu'un mot, c'est un million de choses, mais pas seulement et uniquement un mot. Il suffit de regarder ce qu'en dit le dictionnaire pour s'en rendre compte.
«Le hic, c'est que toutes les profonditudes ne sont pas aussi faciles à déceler. Un exemple : mon ami Richard Dawkins m'a récemment signalé que Rowan Williams, à l'époque où il était l'archevêque de Canterbury, avait dit pour décrire sa foi qu'elle était "une attente silencieuse dans la vérité, une respiration immobile au cœur d'un point d'interrogation". Je vous laisse juge de ce qu'est cette description…»
Voilà. Ce sont là sept trucs pratiques pouvant vous permettre à l'avenir de penser autrement lorsque le besoin s'en fait sentir, notamment lorsque votre interlocuteur tente de vous coincer dans vos derniers retranchements. Ces trucs vont vous permettre de voir les choses autrement, de saisir ce qui jusqu'à présent vous échappait, et finalement de ne plus vous laisser prendre à certains pièges de la pensée.
En passant, le philosophe français Alain aimait à dire : «Penser, c'est dire "non"».
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