BLOGUE. Soyons honnêtes, nous sommes tous de grands impatients. Il suffit de regarder les incroyables files d'attente pour se procurer le tout dernier gadget d'Apple – les fans passent même la nuit devant les boutiques, pour s'assurer d'être les premiers servis. Il suffit aussi de noter tous ces petits gestes d'énervement – quand ce n'est pas de la furie… – des êtres humains quand ils ont un volant dans les mains. La question est : «Pourquoi agissons-nous aussi sottement?»
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En y réfléchissant un peu, quelques réponses nous viennent en tête. Par exemple, on peut imaginer que nous sommes impatients dans la vie parce que seuls gagnent ceux qui le sont : si l'on n'est pas le premier à se servir d'une denrée rare, nous risquons de nous retrouver le bec dans l'eau. Autre exemple, on peut supposer qu'inconsciemment nous tenons compte du fait que nous ne savons pas de quoi demain sera fait – on peut très bien mourir ce soir, en rentrant du travail… –, si bien qu'on accorde une grande importance au court terme, et donc aux occasions qui se présentent juste sous notre nez. Mais voilà, comment s'assurer que ces réponses sont véritablement pertinentes?
Une étude permet, me semble-t-il, de s'en faire une bonne idée. Intitulée Evolving to the impatience trap: The example of the farmer-sheriff game, elle est signée par quatre professeurs d'économie : David Levine, de l'Université Washington à St-Louis (États-Unis); Salvatore Modica, de l'Université de Palerme (Italie); Federico Weinschelbaum, de l'Université de San Andrés (Argentine); et Felipe Zurita, de l'Institut d'économie de l'Université catholique pontificale du Chili. Elle montre qu'il y a bel et bien moyen de contrôler notre impatience, et ce, pour notre plus grand bien…
Les quatre chercheurs ont noté qu'un grand nombre d'études tendaient à montrer que la patience était en générale plus payante que l'impatience. Une étude de Cunha et Heckman, parue en 2009, a mis au jour une forte corrélation entre le manque de self-control des ménages et leur situation économique lamentable; c'est-à-dire que si certains ont du mal à boucler leurs fins de mois, c'est en partie dû à leur impatience dans la vie. Idem, une étude de Bottazzi et Dindo a révélé en 2011 que, dans un contexte d'accumulation de richesses, le patient surclassait l'impatient, et ce, même si ce dernier est mieux informé que lui.
Et ils se sont demandé si cela était toujours vrai. Ils sont donc partis à la recherche d'un cas de figure où l'impatient brillerait davantage que le patient. Pour ce faire, ils ont concocté un jeu théorique, celui du fermier et du shérif.
De quoi s'agit-il? Je vais tâcher de vous l'expliquer brièvement… D'un côté, il y a le fermier, qui consomme et produit du blé; de l'autre, le shérif, qui consomme du blé. A priori, le shérif est là pour assurer la sécurité du fermier, mais son objectif premier est d'obtenir du fermier la quantité de blé dont il a besoin, voire davantage, si ça lui chante. À noter, de surcroît, que le fermier peut être soit quelqu'un de patient, soit quelqu'un d'impatient; même chose pour le shérif.
Différents scénarios peuvent se produire. Prenons un exemple… Si le fermier ne répond pas à la demande du shérif – parce qu'il ne produit pas assez ou parce qu'il refuse de lui donner ce qu'il exige –, alors le shérif peut punir le fermier. La punition dépendra de son degré d'insatisfaction, ainsi que de son niveau de patience : s'il est quelqu'un d'impulsif et s'il se sent arnaqué, la punition risque d'être terrible; en revanche, s'il est plutôt zen dans la vie et compréhensif envers les difficultés quotidiennes du fermier, la punition sera légère, voire inexistante.
Une fois ce modèle économétrique concocté, les quatre chercheurs ont lancé les calculs et regardé ce qui se passait, au fur et à mesure des échanges dans le temps. Et là, ils ont eu quelques surprises :
> Plus le temps passe, plus d'échanges se font et plus le shérif apprend à devenir patient. Pourquoi? Parce qu'il finit par saisir qu'il est plus payant pour lui de viser le long terme que le court terme, et donc de veiller au bien-être et à la satisfaction du fermier. C'est bien simple, quand il se comporte comme un prédateur envers une proie, les échanges se mettent vite à déraper et le deal, à s'écrouler lamentablement.
> Le fermier a, par conséquent, tout intérêt à devenir de plus en plus impatient, c'est-à-dire à inciter le shérif à agir de moins en moins comme un parasite sur son dos.
> Le shérif trop patient se fait vite arnaquer par le fermier, qui ne lui accorde au bout d'un certain moment plus que des miettes, tout juste de quoi survivre.
MM. Levine, Modica, Weinschelbaum et Zurita ont dès lors montré qu'il pouvait survenir un cas de figure où l'impatience était profitable à l'un des participants à leur jeu théorique, en l'occurrence le fermier. Ils ont mis au jour un bémol à la règle voulant que la patience soit d'or : le fermier, sentant que la menace de punition ne peut être aussi sévère que ce qu'il craignait, finit par reprendre du poil de la bête et par se dresser face à son exploiteur.
Que retenir de tout cela? Une chose très simple : nous ne faisons preuve de patience que dans deux cas, à savoir lorsqu'on sait que cela nous est bénéfique (shérif) et lorsqu'on sent peser une vraie menace sur soi (fermier). Le hic? Il nous est difficile d'estimer les avantages et les désavantages d'une décision sur le long terme, si bien qu'on ne sait jamais si la patience est la meilleure attitude à adopter pour nous. Quant à la menace, elle est parfois floue, du moins jamais aussi précise que le fait d'être puni par un shérif insatisfait par notre proposition de partage.
Par conséquent, il convient de se dire deux choses quand on souhaite faire montre de patience :
1. Projetez-vous dans 10 ans. Tentez d'imaginer ce que sera votre vie dans une décennie, compte tenu des différents choix que vous envisagez de faire. Répondez à des questions du genre : Ma vie sera-t-elle meilleure si je fais ci ou si je fais ça? Et que serait ma vie si je ne décidais pas tout de suite? Serait-elle vraiment changée pour autant? Et en mieux, ou en moins bien? Ces réflexions devraient vous permettre de relativiser ce qui vous paraît maintenant urgent, mais qui dans le fond, n'est pas si important que ça. Un exemple : au moment où vous apercevez en vitrine cette montre fabuleuse avec toutes ses merveilles fonctions, calmez-vous avant de vous précipiter dans la boutique pour demander plus d'informations à son sujet, et prenez le temps de vous poser toutes ces questions; on verra alors si vous entrez, ou pas, dans le magasin.
2. Évaluez le pire des scénarios. Que fait tout bon joueur d'échecs? Il évalue sa position, celle de son adversaire, puis imagine ce que l'autre aurait de mieux à faire pour lui faire mal. Autrement dit, il imagine le pire de ce qu'il pourrait lui arriver. Il ne s'agit pas là d'une attitude pessimiste, mais réaliste : il ne faut pas se leurrer, l'autre ne va pas s'empêcher de jouer le meilleur coup possible pour lui, mieux vaut donc l'anticiper. Idem pour vous, il est préférable que vous sentiez une menace peser sur vos épaules, car cela vous rendre prudent, pour ne pas dire patient.
Voilà. Deux petites astuces destinées à vous aider à devenir patient, quand vous sentez au fond de vous-même qu'il serait sage de se comporter de la sorte. Qu'en pensez-vous? Avez-vous d'autres suggestions?
En passant, le poète latin Horace a dit dans ses Odes : «La patience adoucit tout mal sans remède».
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