BLOGUE. À l'occasion du dernier événement C2-MTL, Fred Dust, un associé de la firme de design thinking IDEO, a raconté une anecdote fort intéressante sur la manière dont on peut s'y prendre pour faire perdre à quelqu'un une mauvaise habitude. Cette anecdote concerne les chauffards de Bogota…
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En 1995, la capitale de la Colombie s'est choisie un maire qui sortait de l'ordinaire : Antanas Mockus, un professeur d'université qui enseignait les mathématiques et la philosophie. Aussitôt en poste, celui-ci s'est penché sur un dossier épineux : la loi de la jungle qui régnait sur la chaussée. Les automobilistes étaient les prédateurs, et les piétons, les proies. Les accidents étaient innombrables. Et on avait beau eu, durant les années précédentes, augmenter le montant des amendes, rien n'y faisait, c'était toujours la loi du plus fort.
Son idée? Punir autrement. Comme l'argument financier ne parlait visiblement pas aux chauffards, il s'est dit qu'il fallait viser autre chose, à savoir leur fierté. Il a recruté 400 jeunes acteurs et étudiants en art dramatique et les a grimé en mimes, et les a posté, tôt un matin de juillet 1995, à différentes intersections de la 19e avenue, l'une des plus utilisées par les automobiles à Bogota.
Dès qu'un automobiliste enfreignait le code de la route (une lumière non respectée, un empiètement sur le passage zébré, etc.), un mime surgissait devant le véhicule et l'empêchait de continuer à rouler, sous l'œil attentif d'un policier qui devenait, à son tour, subitement visible de tous. Et là, le mime se mettait à singer la conduite déraisonnable du chauffard, histoire de se moquer de lui devant un public qui ne manquait pas d'éclater de rire. Du coup, le chauffard se sentait on ne peut plus ridicule : telle était sa punition. Puis, il pouvait reprendre son chemin.
Cette innovation s'est-elle révélée payante? Un sondage mené tout juste avant avait indiqué que seulement 26% des automobilistes de Bogota respectaient le code de la route. À l'issue de l'opération, en octobre 1995, ce pourcentage avait grimpé à 75%. CQFD.
À l'époque, un concitoyen du maire s'était plaint de sa politique de répression des chauffards, estimant que ridiculiser quelqu'un parce qu'il empiétait sur un passage zébré, c'était aller trop loin dans la sévérité. Ce à quoi M. Mockus lui a rétorqué : «Ce qu'il faut comprendre, c'est que ce qui compte, ce n'est pas les passages zébrés sur l'asphalte, mais les passages zébrés dans les esprits». Autrement dit, l'important était d'éduquer, et pour que celui puisse se faire, il fallait recourir à des méthodes frappantes pour l'esprit, en usant «d'art, d'humour et d'imagination».
Le maire a ainsi tenu à poursuivre l'opération, afin d'ancrer les bonnes habitudes dans la tête des automobilistes. Les mimes ont continué de sévir, ici et là. De surcroît, des silhouettes peintes de policiers ont été installées à différentes intersections, le but étant de rappeler aux automobilistes qu'ils étaient toujours sous surveillance. L'astuce était que de vrais policiers pouvaient se dissimuler derrière ces silhouettes en bois de taille réelle, et sanctionner les chauffards au besoin. Les automobilistes ne pouvaient jamais savoir si un policier était caché là, ou pas.
Maintenant, on peut se demander si ce qui a marché à Bogota pourrait fonctionner ailleurs, dans un autre contexte. Et de manière plus générale, s'il ne serait pas bon de sanctionner autrement les mauvaises habitudes, pour mieux les corriger.
D'où ma joie lorsque je suis tombé sur une étude intitulée If cooperation is likely punish mildly: Insights from economic experiments based on the snowdrift game. Celle-ci est le fruit du travail de: Luo-Luo Jiang, un chercheur en science physique à l'Université de Wenzhou (Chine); Matjaz Perc, professeur de science physique à l'Université de Maribor (Slovénie); et Attila Szolnoki, chercheur à l'Institut des sciences appliquées de Budapest (Hongrie).
Les trois chercheurs se sont servis de la théorie des jeux pour regarder dans quelle mesure une sanction pouvait réussir à changement un comportement. Plus précisément, ils ont utilisé le jeu dit du banc de neige, un classique de l'économie comportementale.
Le principe est simple… Deux automobilistes sont sur la route, l'un derrière l'autre. Elles arrivent dans une tempête de neige terrible, si terrible qu'elles finissent par être immobilisées par la quantité phénoménale de neige qui est tombée. La tempête s'arrête et les nuages s'en vont. Deux possibilités :
> Sortir les pelles et dégager la voie pour tous les deux, ce qui peut permettre à chacun de rentrer chez soi avant la nuit.
> Rester dans la voiture et y passer la nuit.
On le voit bien, il s'agit là d'un jeu à deux variables : d'une part, le degré de punition, évalué par le temps passé dans la voiture immobile; d'autre part, le degré d'effort fourni, évalué par les forces dépensées pour pelleter.
Une fois leur modèle économétrique échafaudé, les trois chercheurs l'ont inséré dans un ordinateur et regardé ce que les deux automobilistes avaient de mieux à faire dans un tel cas de figure. Voici ce qu'ils ont découvert grâce à cela :
> Quand la coopération entre les deux est peu probable (par exemple, on peut imaginer que l'un des deux a si mal au dos que pelleter ne lui dit rien du tout), elle ne peut se produire que si la sanction est très sévère (par exemple, si le froid est si intense que les automobilistes risquent de mourir dans leur voiture immobilisée).
> Quand la coopération entre les deux est seulement probable (par exemple, les deux sont un peu paresseux et misent chacun sur le fait que l'autre pellettera plus fort que lui), alors nul n'est besoin que la sanction soit sévère pour les pousser à coopérer, une punition "moyenne" sera tout aussi, sinon plus, efficace (par exemple, l'idée qu'ils ne vont rien manger de la soirée s'ils restent bloqués là).
«Les sanctions modestes peuvent faire des merveilles, du moins nettement plus que ce qu'on imagine a priori. Et ce, surtout si elles ont une dimension psychologique», indiquent les trois chercheurs dans leur étude.
Et voilà! «Une dimension psychologique», à l'image du ridicule ressenti par les chauffards machos de Bogota, et le tour est joué! Nous avons donc là la preuve que la politique originale du maire Mockus est généralisable à n'importe quel autre domaine et contexte. Il ne vous reste donc plus qu'à trouver la "corde sensible" propre à votre environnement de travail…
En passant, le penseur latin Sénèque disait : «On doit punir, non pour punir, mais pour prévenir».
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