BLOGUE. Quel est l'écueil contre lequel buttent tous les génies? La crasse ignorance de ceux qui les entourent. Oui, avoir une idée brillante n'est que peu de choses comparé à la difficulté de la faire passer dans l'esprit des autres. D'ailleurs, à une échelle plus modeste, qui d'entre nous n'a jamais peiné à parler de l'une de ses idées originales à ses collègues, et surtout à la leur faire adopter?
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Pourquoi est-ce si difficile? Tout bonnement parce que nous nous y prenons mal, c'est-à-dire sans véritable méthode. C'est aussi bête que ça. Maintenant, me direz-vous, où peut-on trouver une telle méthode? Eh bien, en lisant ce post jusqu'au bout. J'ai en effet mis la main sur une étude très intéressante intitulée Winning ideas: Lessons from free-market economics, qui décortique la manière dont s'y est pris un certain Friedrich August von Hayek pour faire passer à grande échelle ses idées néo-libérales.
Hayek? Il a reçu le "Prix Nobel" d'économie en 1974 pour ses travaux sur la théorie de la monnaie, mais aussi pour son analyse de l'interdépendance de l'économie, du social et de l'institutionnel. Et il est surtout connu pour son livre La Route de la servitude, paru en 1944, dans lequel il dénonce le totalitarisme – nazisme comme communisme – et soutient même que la socialisation de l'économie mène nécessairement à la suppression de libertés individuelles. Bref, il est en quelque sorte le père fondateur du néo-libéralisme, ce courant de pensée économique qui était si en vogue en Occident dans les années 1980, avec Reagan et Thatcher.
Ce que l'on sait moins – et ce que souligne l'étude signée par Sabina Alkire, directrice de l'Oxford Poverty & Human Development Initiative (OPHI), et le révérend Angus Ritchie, directeur du Contextual Theology Centre –, c'est que cela a pris des années à Hayek pour que ses idées soient considérées par ses pairs, et au-delà. Elles lui ont même coûté très cher…
Ainsi, ce cousin du philosophe autrichien Ludwig Wittgenstein a connu une brillante carrière dans le milieu universitaire : il a enseigné un temps à New York, il a bénéficié de la recommandation de Joseph Schumpeter, il a tenu des conférences à la London School of Economics (LSE), etc. Ses idées de refonte du libéralisme ont tranquillement germé en lui, et fini par se traduire en 1944 par la sortie de La Route de la servitude.
Résultat? Le fait de s'être positionné à contre-courant des idéologies dominantes de l'époque lui a valu d'être mis au ban du milieu universitaire. On lui a retiré son poste à la LSE. Il a décidé de partir pour l'Université de Chicago, mais là, il s'est vu refuser l'accès au département d'économie. Il a finalement été toléré au département des "pensées sociales", mais n'a pu enseigner qu'à condition de ne pas être rémunéré : il a alors été financé par des mécènes séduits par son approche inédite du libéralisme. Bref, il a été complètement discrédité, et cela a perduré des décennies, jusqu'à son "Prix Nobel".
Justement, comment a-t-il pu décrocher un tel honneur, lui, l'éternel banni de l'économie? Mme Alkire et M. Ritchie ont regardé ça de près et ont découvert qu'il avait usé d'une méthode très particulière, pour ne pas dire géniale…
1. Raconter une histoire. Le philosophe Charles Taylor a mis en évidence dans son livre Sources of the Self: The making of the modern identity notre besoin d'histoires pour évoluer : cela nous permet de donner un sens à ce qu'on entend, à ce qu'on partage avec autrui, et même à notre vie. Conscient de cela, Hayek a pris le soin de rendre son livre La Route de la servitude accessible à tous. Pas, ou peu, de jargon économique. Pas de concept difficile à comprendre. Et un texte présenté un peu comme un récit, pas comme une somme universitaire, ce qui lui a d'ailleurs valu les foudres de ses pairs, certains l'ayant critiqué comme «simpliste».
Hayek y décrivait ce que deviendrait une société de l'époque si elle adoptait une politique économique de «laissez-faire». Il y soulignait notamment tous les avantages moraux que cela présenterait pour ses citoyens. Il appelait donc le lecteur à faire travailler son imaginaire, et par suite à saisir de nouveaux concepts économiques. Dans un autre livre, The Intellectuals and socialism, il avait explicité l'intérêt d'une telle démarche : «En invitant le lecteur à avoir le courage d'être un Utopien, on peut avoir une véritable incidence sur l'opinion publique».
La Route de la servitude a été un best-seller immédiat. D'autant plus que l'auteur a eu l'idée d'en rédiger une version simplifiée, afin qu'elle soit diffusée par le Reader's Digest.
2. Viser les personnes influentes. La Route de la servitude ne s'adressait pas aux universitaires, car sinon il aurait eu un impact limité. Il visait clairement une autre catégorie de gens : les personnes influentes dans la société. Autrement dit, ce qu'Hayek définissait comme les "intellectuels", à savoir «les journalistes, les écrivains, les cinéastes et les entrepreneurs».
Pourquoi eux? «Parce qu'ils jouent le rôle de filtre des idées et de propagation de celles-ci, et ce, de manière si efficace, que ce qui passe par eux finit par devenir réalité plus tard», indiquent les auteurs de l'étude. Hayek lui-même a dit : «Le cours de l'Histoire fluctue en fonction des changements d'idées. Tout d'abord, les intellectuels sont touchés par des idées argumentées de manière raisonnable. Puis, ils les diffusent dans la société, si bien que les politiciens finissent par s'y rallier».
3. Bâtir une communauté. En 1947, Hayek a cofondé la Société du Mont-Pèlerin, une association internationale d'intellectuels désireux de promouvoir le libéralisme. Il en a été le président de la fondation à 1961, et y est resté très influent jusqu'à sa mort, en 1992. Sa mission? Pas seulement réfléchir en profondeur sur la modernisation du libéralisme, mais aussi – et surtout – propager ce concept au plus grand nombre.
Il s'agissait là d'établir les fameuses «idées argumentées de manière raisonnable», puis de les diffuser aux personnes influentes. Cela s'est fait, entre autres, par l'ouvrage The Intellectuals and socialism, qui à l'origine était une sorte de manifeste interne destiné à «établir une stratégie pour convaincre de la justesse du libéralisme et pour remporter ultimement la Guerre des Idées», d'après Mme Alkire et M. Ritchie. Ce livre a, de fait, réussi à sensibiliser nombre de personnes ciblées à ces idées "d'avant-garde", au fil des ans.
Cela s'est aussi fait par la création du courant de pensée de ce qu'on a appelé l'École autrichienne, très influente au sein de l'Université de Chicago, où œuvrait le professeur Hayek après-guerre. Cela s'est encore traduit par la création de l'Institute of Economic Affairs (IEA), un think-tank britannique dédié au libéralisme.
4. Miser sur le talent. L'argent recueilli par le biais de la communauté – grâce à des conférences, des dons, etc. – a été réinvesti dans le développement des connaissances de ses membres. L'idée était qu'il fallait disposer d'une communauté forte sur le plan intellectuel, c'est-à-dire maîtrisant parfaitement la science économique et bien informée des dernières recherches universitaires. Mais aussi sur le plan du dynamisme (nécessité d'organiser des réunions et autres débats le plus souvent possible), et sur le plan de la motivation (envie de diffuser les idées libérales, etc.).
Un exemple : l'American Institute for Humane Studies s'est donné comme mandat, dans les années 1970, d'«identifier, de former et de soutenir les jeunes gens les plus brillants qu'il pouvait trouver, pourvu que ceux-ci soient (a) favorables à la liberté de marché, (b) désireux de mener une carrière de chercheur ou d'intellectuel». Le think-tank attribue d'ailleurs de nos jours une Bourse Hayek.
5. Démontrer par l'exemple. En 1973, un coup d'État militaire a renversé le régime d'Allende, au Chili. Les "Chicago Boys" ont sauté sur l'occasion pour mettre en pratique leurs idées : il fallait, selon eux, passer au plus vite d'une politique étatiste à une politique économique néo-libérale, en s'appuyant sur toutes les recherches nées des travaux d'Hayek. Et c'est ce qui fut fait.
Des économistes de l'Université de Chicago sont entrés en contact avec des collègues de l'Université catholique du Chili, histoire d'effectuer un «transfert idéologique». Puis, des personnes influentes ont été informées de ce transfert, et avisées de tout ce que ces idées neuves pourraient apporter à la société chilienne. Les politiciens s'en sont alors vite emparés. Dans les années qui ont suivi, on ne parlait plus que du «miracle économique chilien», qui a tant inspiré ensuite les États-Unis et la Grande-Bretagne.
Voilà. La stratégie d'Hayek pour faire adopter ses idées révolutionnaires à l'ensemble de l'Occident tient en cinq étapes. Oui, cinq étapes très simples, très logiques. À vous désormais de vous inspirer dans votre quotidien au travail le jour où vous aurez une idée qui en vaut la peine, une idée susceptible de changer les habitudes de votre équipe, voire de dynamiser votre carrière, il vous suffira de suivre à la lettre la "méthode Hayek".
En passant, Oscar Wilde a dit dans Le Portrait de Dorian Gray : «Toute influence est immorale. Influencer quelqu'un, c'est lui donner son âme».
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