Imaginons que vous ayez une décision importante à prendre dans le cadre de votre travail. Une décision vraiment importante, pour ne pas dire stratégique pour votre équipe ou votre entreprise. Une décision si importante qu'il vous faut prendre l'avis d'une autre personne clé afin de vous assurer de ne pas faire le mauvais choix.
Prenons trois exemples concrets, où l'on suppose que vous êtes le PDG de l'entreprise… Vous devez décider de la date précise où doit être lancé le nouveau produit mis au point par votre entreprise – une décision qui vous impose de faire appel aux lumières du leader de l'équipe qui a la charge du projet. Ou bien, vous devez déterminer le meilleur moment pour fermer l'une de vos usines qui n'est plus rentable – une décision qui nécessite d'être tranchée avec le directeur de cette usine-là. Ou encore, vous devez choisir le jour où votre entreprise va faire son entrée officielle à la Bourse – une décision qui, cette fois-ci, vous impose d'avoir l'avis de votre banquier.
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Qu'ont en commun ces trois cas de figure? Eh bien, ils reviennent tous à la même chose : la personne qui doit faire un choix crucial (vous) doit recueillir de l'information auprès d'une autre personne mieux informée qu'elle, mais qui présente le désavantage d'être biaisée. En effet, on peut imaginer que, dans le premier cas, le leader de l'équipe cherchera à repousser le plus longtemps possible la date du lancement du produit, afin de pouvoir le peaufiner avec son équipe. Dans le second cas, le directeur de l'usine peut, lui aussi, avoir tout intérêt à repousser la fermeture à la date la plus lointaine possible, ne serait-ce, par exemple, que pour permettre à ses employés d'avoir davantage de temps pour se préparer à rebondir. Et dans le dernier cas, le banquier a, lui, tout intérêt à accélérer le processus, car cela lui permettra d'empocher sa prime au plus vite.
Du coup, ceux qui agissent en tant qu'experts vont avoir tendance à œuvrer dans leur propre intérêt. Ce qui signifie non pas mentir au PDG, mais lui donner des informations partielles et partiales. Et ce, histoire d'orienter la décision dans le sens qu'ils souhaitent le plus.
D'où cette grave interrogation existentielle pour nous tous qui devons, de temps à autre, prendre des décisions vitales pour notre équipe, pour ne pas dire pour notre carrière : comment faire le bon choix en dépit d'une mauvaise information? C'est-à-dire, plus précisément, en dépit d'informations partielles et partiales?
Mission : Impossible? Non, heureusement, grâce à une étude que j'ai dénichée et qui s'intitule Timing decisions in organizations: Communication and authority in a dynamic environment. Une étude signée par trois professeurs de finance : Steven Grenadier, de Stanford (États-Unis); Andrey Malenko, du MIT Sloan (États-Unis); et Nadya Malenko, de l'École de management Carroll à Boston (États-Unis). Une étude qui montre qu'il y a moyen de surmonter cette difficulté récurrente dans notre quotidien au travail.
Ainsi, les trois chercheurs ont concocté un modèle de calcul économétrique à même d'indiquer la meilleure stratégie à suivre dans ces cas de figure-là. Ce modèle de calcul leur a permis d'identifier ce qu'on appelle les points d'équilibre, à savoir toutes les fois où le PDG parvient à faire le bon choix en dépit des informations biaisées dont il dispose.
Revenons à un exemple concret pour bien saisir… Le PDG a tout intérêt à fermer l'usine déficitaire au plus vite, pour des raisons financières, mais il a en même temps bien conscience qu'agir brutalement n'est pas idéal, notamment en ce qui a trait à l'impact humain d'une telle décision. De son côté, l'expert biaisé a conscience du dilemme du PDG, et cherche à en tirer parti : sa stratégie consiste à ne donner que les informations qui vont amener le PDG à faire le choix qu'il souhaite, bref à le manipuler (ex.: informations égrainées au fil du temps, pour justement gagner du temps; mensonges par omission; etc.). Si bien que l'intérêt du modèle de calcul de M. Grenadier et des Malenko réside dans le fait qu'il permet de voir jusqu'à quel niveau de manipulation, pour ne pas dire de tromperie, l'expert biaisé doit se rendre pour faire basculer le PDG dans l'erreur. Et ce, soulignons-le, même si l'objectif premier n'est absolument pas d'amener le PDG à faire une bêtise!
Résultats? Fascinants. Vraiment fascinants :
> Un bon choix, mais pas le meilleur. Lorsque l'expert est biaisé, mais pas trop, et tend à ce que la date retenue par le PDG soit lointaine, il donne en général de bonnes informations, des informations sur lesquelles on peut s'appuyer pour faire le bon choix. Cela étant, le problème qui survient alors est que la date retenue par le PDG est bien souvent tardive, c'est-à-dire qu'elle n'est pas optimale. L'expert biaisé, à force de temporiser, empêche donc le PDG de faire le meilleur choix.
> Un bon choix impossible. Lorsque l'expert est biaisé – peu comme beaucoup – et tend à ce que la date retenue par le PDG soit proche, il donne en général des informations partielles et partiales, des informations sur lesquelles on peut difficilement s'appuyer pour prendre une bonne décision. Si le PDG l'écoute, il risque alors fortement de se tromper.
Que déduire de tout cela? Les trois chercheurs sont catégoriques : «Dans tous les cas de figure, il est impossible de faire le meilleur des choix en s'appuyant sur l'avis d'un expert biaisé. Dans le meilleur des cas, l'expert n'est pas trop biaisé et vise à ce qu'une date lointaine soit retenue, ce qui permet de faire un bon choix, mais pas le meilleur qui soit», disent-ils dans leur étude.
Alors? Que faire? C'est là que les trois chercheurs ont eu l'idée de modifier la stratégie du PDG. Ils ont eu la curiosité de regarder ce qui se passait lorsque le PDG, au lieu de trancher souverainement, décidait plutôt de déléguer cette responsabilité… à l'expert lui-même! Autrement dit, lorsque c'est le directeur d'usine qui doit décider lui-même de la date où ses employés vont être mis à pied, ou encore lorsque c'est le leader de l'équipe en charge du nouveau produit de l'entreprise qui doit choisir le moment optimal où celui-ci doit être mis en marché.
Voici ce que ça change :
> Désavantage à la délégation. Lorsque l'expert biaisé a tendance à vouloir une date la plus lointaine possible, mieux vaut pour le PDG ne pas déléguer la responsabilité de choisir la date en question. Car le biais de l'expert, qu'il soit faible ou fort, l'empêchera dans tous les cas de figure de faire le meilleur choix qui soit. Même mal informé, le PDG est mieux placé que lui pour prendre une telle décision.
> Avantage à la délégation. Lorsque l'expert biaisé a tendance à vouloir une date la plus proche possible, le PDG a tout intérêt à lui confier la responsabilité de choisir la date en question. À une condition, toutefois : il faut que le biais de l'expert ne soit pas trop fort. Pourquoi? Tout bonnement parce que l'expert peu biaisé est alors le mieux placé pour faire le meilleur choix qui soit : il décidera en tenant compte des intérêts de toutes les parties prenantes et en s'assurant que la rapidité d'exécution qu'il souhaite ne se traduira pas par un cuisant échec. Oui, il saura intuitivement ne pas confondre vitesse et précipitation.
Fascinant, n'est-ce pas? Je vous l'avais dit.
Bon. Maintenant, comment appliquer ces trouvailles dans votre quotidien au travail? Par étapes, comme ceci :
1. Informez-vous sur le dossier que vous avez à trancher. Par exemple, consultez les rapports déjà rédigés, ou encore naviguez sur le Web à la recherche d'informations complémentaires.
2. Entrez en contact avec l'un des acteurs clés du dossier, en lui demandant de vous apporter des informations supplémentaires afin, lui dîtes-vous, d'être vraiment en mesure de prendre la meilleure décision qui soit.
3. Lorsque vous rencontrez cet acteur clé – autrement dit, l'expert nécessairement biaisé – ne vous attachez pas trop à ce qu'il vous dit, mais plutôt à ce qui transparait de lui. Est-il peu biaisé? Est-il très biaisé? Vise-t-il une décision rapprochée dans le temps? Vise-t-il une décision éloignée dans le temps?
4. S'il vise une décision éloignée dans le temps et n'est pas trop biaisé, écoutez attentivement ce qu'il a à vous dire. Et prenez votre décision en tenant compte du fait qu'inconsciemment il cherche à vous faire perdre du temps.
5. S'il vise une décision rapprochée dans le temps et n'est pas trop biaisé, surprenez-le en lui confiant la responsabilité de prendre lui-même la décision. Car il le fera mieux que vous.
6. S'il est franchement biaisé, peu importe qu'il vise une décision rapprochée ou éloignée dans le temps, il vous faut chercher au plus vite un autre interlocuteur. Et s'il n'y en a pas, eh bien, ne tenez pas compte de ce qu'il vous dit parce qu'il vous induirait en erreur.
Voilà. Vous disposez à présent d'une excellente méthode pour faire le bon choix en dépit d'une mauvaise information. Une méthode qui vous permettra de briller plus que jamais par la sagesse de vos décisions, je n'en doute pas une seconde.
En passant, le moraliste français François de La Rochefoucauld disait : «Il faut écouter ceux qui parlent, si on veut en être écouté».
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