BLOGUE. Vous souvenez-vous de la mode de ces dernières années des PDG qui n’empochaient comme salaire annuel qu’un dollar symbolique? Une mode, d’ailleurs, dont on ne parle plus vraiment aujourd’hui… Vous souvenez-vous? Il y avait Steve Jobs, qui, de 2003 à sa mort, n’a reçu d’Apple qu’un dollar chaque année, sans aucune autre forme de rémunération (pas de bonus, pas de stock options, etc.). Il y avait aussi Eric Schmidt (Google), Meg Whitman (HP), et autres Jerry Yang (Yahoo). Et il devrait y avoir, à partir de 2013, Mark Zuckerberg (Facebook), du moins l’a-t-il promis.
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Comme moi à l’époque, vous avez été sceptiques quant à la justification d’une telle décision, à savoir que ces PDG ne demandaient rien d’autre que d’assouvir leur passion d’entreprendre. Ceux-ci disaient avoir déjà assez gagné ou avoir assez d’actions de l’entreprise en poche pour ne plus se soucier d’argent, et qu’ils voulaient ainsi signifier que l’argent n’était pas leur moteur. Bref, leur passion surpassait leur raison…
Mais voilà, je me suis demandé s’il n’y avait pas tout de même un fond de vrai dans ces déclarations qui semblent a priori trop belles pour être vraies. Ou plutôt, une raison cachée, voire inavouable, qui fait que ces personnes étaient prêtes à sacrifier leur salaire pour avoir en échange les pleins pouvoirs au sein d’une entreprise de rêve. Et vous savez quoi? J’ai la réponse à cette interrogation! Oui, une réponse qui permet de surcroît d’enrichir la réflexion actuelle concernant les salaires «démesurés» des PDG…
La réponse se trouve dans une étude intitulée Pride and prestige : Why some firms pay their CEOs less. Celle-ci est signée par trois professeurs de l’University of Mannheim (Allemagne), Ernst Maug, Alexandra Niessen-Ruenzi et Evgenia Zhivotova. Elle indique que certaines entreprises on trouvé le moyen de payer leur PDG moins que d’autres comparables, sans pour autant nuire à l’efficacité de celui-ci…
Ainsi, les trois chercheurs d’Allemagne ont scruté à la loupe les rémunérations des PDG de grandes entreprises implantées aux Etats-Unis, de 1993 à 2010. Pour ce faire, ils se sont servis de la base de données d’ExecuComp. Puis, ils ont pris différents palmarès sur les entreprises les plus admirées aux Etats-Unis, entre autres ceux des magazines Fortune et Forbes. Et ce, en considérant que les entreprises les plus admirées sont également les plus prestigieuses, c’est-à-dire celles dont le prestige rejaillit sur les employés, et donc le PDG. Enfin, ils ont regardé s’il y avait des corrélations entre tout cela.
Résultat? Je vous le donne dans le mille : les PDG des entreprises les plus prestigieuses sont en moyenne payés 9% de moins que leurs confrères. Les Steve Jobs, Eric Schmidt, et autres Meg Whitman étaient donc bel et bien les figures de proue d’un mouvement de fond. Curieux, n’est-ce pas?
Les trois chercheurs ont, eux aussi, été étonnés par leur trouvaille, et ont naturellement voulu en connaître l’explication. Ils ont alors creusé davantage, pour finir par découvrir un point commun à toutes les entreprises dites prestigieuses, à savoir leur bonne gouvernance. Qu’entend-on au juste par «bonne gouvernance»? Eh bien, plusieurs bonnes pratiques en matière de direction générale, et en particulier le fait que la rémunération du PDG est établie par un comité indépendant.
Cela a fait «Tilt!» dans l’esprit des chercheurs. Et vérification faite, ils ont mis au jour le fait que tout dépend du conseil d’administration (C.A.) :
> C.A. fort. Il sait que son entreprise est prestigieuse et que ce prestige va rejaillir directement sur le PDG. Fort de cette connaissance, il le fait subtilement savoir au PDG, qui accepte de bon gré d’être payé moins que ce qu’il devrait être.
> C.A. faible. Il n’a pas l’intelligence de jouer sa carte maîtresse au moment de négocier la rémunération du PDG, et paye donc plus qu’il ne devrait.
«Fierté et prestige sont les deux mots clés. Si le conseil d’administration arrive à faire comprendre au PDG qu’il peut retirer une immense fierté de diriger l’entreprise, ainsi qu’un grand prestige, alors il peut diminuer sa rémunération sans nuire à son efficacité», disent les chercheurs dans leur étude.
Bien entendu, M. Maug et Mmes Niessen-Ruenzi et Zhivotova ont pris le soin de vérifier différentes hypothèses pouvant expliquer qu’un PDG accepte d’être moins bien payé. Par exemple, ils ont regardé si la jeunesse du PDG pouvait inciter un CA à le payer moins, si la taille de l’entreprise avait une incidence, si encore la nature des autres formes de rémunération (type de stock options,…) jouait un rôle. Et ils en sont venus à la conclusion que le seul critère qui pesait véritablement dans la balance était le prestige de l’entreprise. Aucun autre.
Intéressant, vous ne trouvez pas? Pour obtenir qu’un PDG fasse des concessions sur sa rémunération, il suffit de lui faire saisir tout le prestige qu’il a à occuper ce poste. C’est aussi simple que ça. Oui, il suffit de lui signifier à quel point il est privilégié et de lui faire comprendre que les autres vont dès lors porter sur lui un regard admiratif. Et le tour est joué!
Reste toutefois une chose, et non des moindres : que votre entreprise soit prestigieuse. Sans quoi, il vous faudra rémunérer votre PDG le plein prix, au minimum…
Quant à ceux qui croient que rares sont ceux qui sont sensibles au prestige, je me permets de les renvoyer à deux philosophes. Thomas Hobbes, d’une part, qui a dit que «les hommes sont continuellement en compétition pour les honneurs et les récompenses». Et Adam Smith d’autre part, qui considère que «ceux qui excellent dans leur profession sont souvent affublés des qualificatifs de «génie», ou du moins de «talentueux»; et l’admiration que ces personnes suscitent auprès du public fait toujours partie de leurs gratifications».
En passant, William Shakespeare a merveilleusement bien illustré la course effrénée de l’homme pour le prestige dans Le Marchand de Venise : «La plus grande gloire obscurcit la moindre. Un ministre brille autant qu’un roi jusqu’à ce que le roi paraisse : dès lors, tout son prestige s’évanouit»…
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