BLOGUE. Le chiffre fait froid dans le dos : de manière générale, 95% des employés «n'ont aucune idée, ou aucune compréhension,» de la stratégie de leur entreprise. Ce chiffre ne sort pas de nulle part, il résulte d'une étude menée par Robert Kaplan, professeur à Harvard, et David Norton, le fondateur du Groupe Palladium. Vous savez, ceux qui ont inventé en 1992 le fameux Tableau de bord prospectif (Balanced Scorecard, en anglais), qui permet d'évaluer les activités d'une entreprise.
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Oui, 95%! Ça signifie que vos employés sont incapables de formuler la stratégie d'affaires de votre entreprise, ou pis, qu'ils n'ont pas la moindre idée de ce qu'elle est. Du coup, faute de savoir d'où l'on part et où l'on veut arriver, comment voulez-vous qu'ils puissent prendre de bonnes décisions, ou même travailler avec efficacité?
Je vous vois d'ici en train de sourciller, en pensant très fort : «95%? C'est pas possible. Ou du moins, pas chez moi, parce que la stratégie, on en parle tout le temps, et le message a forcément fini par rentrer, y compris dans les caboches les plus dures». Deux petits conseils pour vous :
1. Allez voir inopinément un employé et, sans lui faire sentir la moindre pression, faites-lui formuler la stratégie de l'entreprise. N'importe quel employé. Vous verrez.
2. Lisez la suite de ce billet, car vous y trouverez deux trucs ultrasimples pour remédier au problème.
Charles Galunic, professeur de comportement organisationnel à l'Insead (France), et Immanuel Hermreck, chef global des ressources humaines de Bertelsmann, un géant allemand des médias, se sont posé une question : «Pourquoi certains employés comprennent et acceptent la stratégie de leur entreprise, et pas d'autres?». Une interrogation cruciale, comme on vient de le voir.
Pour y répondre, ils se sont servis d'une base de données fort intéressante, à savoir les sondages menés tous les quatre ans auprès des employés de Bertelsmann. Ils se sont ainsi penchés sur quelque 60 000 formulaires issus d'employés œuvrant dans 363 divisions distinctes du groupe allemand, qui est à la tête, entre autres, de Gruner + Jahr (presse écrite), Random House (livres), RTL (radio et télévision) et Arvato (relations avec la clientèle). Des formulaires qui détenaient une foule d'informations – sur la satisfaction au travail de chacun, sur l'efficacité des managers, etc. –, dont certaines sur la compréhension que chacun a de la stratégie de l'entreprise.
Les deux chercheurs ont procédé le plus simplement du monde. Ils ont regardé si trois variables avaient, ou pas, une incidence sur la compréhension que les employés avaient de la stratégie de l'entreprise. Ces trois variables étaient :
> Les conditions de travail. Meilleures elles sont perçues, meilleures a priori sont les chances que l'employé soit averti des valeurs de l'entreprise, et par suite de sa stratégie d'affaires.
> Les managers. Plus ils sont impliqués et efficaces, plus fortes a priori sont les chances qu'ils traduisent bien la stratégie de l'entreprise aux membres de leur équipe.
> Les leaders. Plus ils sont impliqués et efficaces, plus fortes a priori sont les chances qu'ils traduisent bien la stratégie de l'entreprise aux managers qui relèvent d'eux.
Ces variables étaient en effet susceptibles d'agir comme un prisme entre la stratégie édictée par la haute direction et l'employé lambda. Un prisme transparent qui est supposé disperser le message envoyé, comme cela se produit avec la lumière blanche, transformée en un splendide arc-en-ciel.
Vérifications faites, MM. Galunic et Hermreck ont fait trois trouvailles :
> Plus les conditions de travail sont agréables, plus les employés connaissent la stratégie de l'entreprise.
> Plus le manager veille à ce que les conditions de travail soient agréables pour les membres de son équipe, plus ceux-ci connaissent la stratégie d'entreprise.
> Moins les leaders sont directement impliqués dans le quotidien des employés, plus les employés connaissent la stratégie de l'entreprise.
Et des trois, une seule a un effet majeur : la troisième. Si, si, vous avez bien lu. Ce qui est vraiment déterminant pour que les employés saisissent bien les tenants et les aboutissants de la stratégie de l'entreprise, c'est le fait d'avoir un leader détaché de leur quotidien.
Bizarre, n'est-ce pas? Ça mérite en effet quelques explications…
> Les mieux placés. Les leaders sont les mieux placés pour comprendre la stratégie de l'entreprise. Car ils sont amenés à en discuter personnellement avec ceux qui l'élaborent, ce qui n'est jamais le cas des managers et des employés. Il est donc logique que leur prisme soit le meilleur des trois.
> Les plus efficaces. Les leaders symbolisent le mieux les valeurs et la stratégie de l'entreprise. En conséquence, ce n'est pas en tant que personne qu'ils ont la plus grande influence auprès des employés, mais en tant que symbole. C'est pourquoi la meilleure façon pour eux de véhiculer un message – comme celui de la stratégie de l'entreprise – n'est pas en entrant en contact personnellement avec chacun, mais en accomplissant des faits et gestes révélateurs de là où veut se rendre l'entreprise et des moyens qu'elle entend mettre en œuvre pour y parvenir.
«Les leaders ont une compréhension de la stratégie et une voix au chapitre privilégiées qui font d'eux les prismes les plus efficaces pour disperser le message au sein de l'organisation. D'où l'intérêt de se servir d'eux activement pour aider tous les autres à comprendre et adhérer à la stratégie de l'entreprise», soulignent les deux auteurs de l'étude.
Le conseil du jour est donc le suivant :
> Qui entend faire adhérer les employés à la stratégie de l'entreprise doit demander aux leaders d'y adhérer eux-mêmes et d'agir en conséquence.
Auquel s'ajoute celui-ci :
> Qui entend faire adhérer les employés à la stratégie de l'entreprise doit également veiller à ce que ceux-ci bénéficient de conditions de travail agréables.
Un dernier point, toutefois, doit vous intriguer : comment se fait-il que les managers jouent un rôle si mince dans la bonne diffusion de la stratégie de l'entreprise au sein de l'organisation? En effet, les deux chercheurs ne leur ont trouvé qu'un rôle indirect : ils ne parviennent à faire passer le message qu'en améliorant les conditions de travail, pas en prenant le temps d'expliquer les tenants et les aboutissants de la stratégie.
L'explication de ce mystère? Les deux chercheurs estiment que cela résulte vraisemblablement du fait, d'une part, que leur compréhension de celle-ci n'est pas parfaite, ce qui complique la retransmission du message, et d'autre part, que la meilleure façon de transmettre pour eux le message n'est pas – comme pour les leaders – par la parole, mais par des agissements concrets, comme l'amélioration des conditions de travail. CQFD.
En passant, le poète finlandais Veikko Antero Koskenniemi a dit dans Le bâton de pèlerin : «Seule la vie peut défendre un message, pas la parole».
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