Avez-vous noté, comme moi, qu'il y a une denrée rare au travail – le temps? Avez-vous remarqué d'ailleurs ces innombrables expressions dont nous usons à longueur de journée, comme «Désolé, mais je n'ai vraiment pas le temps», «Désolé, mais c'est vraiment pas le moment» et autres «Désolé, mais je suis déjà en retard»? Et surtout, avez-vous déjà observé à quel point toutes ces formules étaient subjectives?
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Tout cela m'a sauté aux yeux en lisant un vieil ouvrage déniché chez un bouquiniste, Propos d'économique d'Alain. Alain? Il s'agit du nom de plume du philosophe français Émile-Auguste Chartier, qui a signé d'innombrables chroniques pour des quotidiens régionaux, dont La Dépêche de Lorient et La Dépêche de Rouen et de Normandie. Des chroniques savoureuses, qui ont fait l'objet de compilations chez Gallimard, la plus connue de celles-ci étant ses Propos sur le bonheur.
Dans l'édition originale de 1934 sur laquelle j'ai mis la main figure un passage sur la vitesse. Voici l'essentiel de ce qu'Alain en dit…
«La vitesse est une arme de guerre. Les courses de vitesse la font paraître en son vrai jour. Le plus rapide est vainqueur par convention, il le serait selon la nature toutes les fois qu'il s'agit de se saisir d'une chose désirée, et en somme de l'enlever avant que d'autres y puissent mettre la main. Mais s'il ne s'agit point de dérober, la vitesse ne sert point. Le bien commun n'en est pas augmenté. Bien plutôt, il en est diminué, car la vitesse suppose une dépense qui ne se retrouve point dans le résultat.
«Une maison est une bonne chose, dont tous profitent; mais il n'importe point qu'elle soit faite vite; et au contraire si on la fait vite elle coûte bien plus. Communiquer une grande vitesse à ces lourdes pierres, à ces poutres de fer, c'est du travail perdu; quand les matériaux sont en place, la vitesse ne s'y retrouve plus. Il est donc sage d'élever lentement la pierre, il est sage de la transporter à petite vitesse par les canaux; il est fou de l'amener par train rapide. L'avantage commun est que l'on s'y prenne assez tôt pour choisir les moyens les plus lents.»
Fascinant, vous ne trouvez pas? Alain prend ici le contre-pied de toutes nos croyances sur le temps, cette denrée que l'on croit – à tort – rare, et donc précieuse. Le temps n'est pas forcément ce sable qui nous glisse irrémédiablement entre les doigts, mais plutôt un bien dont il convient d'apprendre à apprécier à sa juste valeur. Et ce, en commençant par arrêter de confondre vitesse et précipitation : au lieu de courir en tous sens dans l'espoir ridicule de gagner du temps, nous ferions mieux d'aller au juste pas, compte tenu de la situation dans laquelle on se trouve au moment présent. Car nous serions dès lors plus efficaces, et même moins stressés, comme il l'indique si bien dans ce qui suit…
«Le travail à grande vitesse est toujours une guerre dont nous payons les frais. (…) Dans le prix de la vitesse il faut compter le temps de repos diminué; l'allure accélérée des affaires produit un genre de fatigue qui veut ensuite un long temps de repos. Nous n'y gagnons rien, et même vraisemblablement nous y perdons; car il vaut mieux se reposer avant la fatigue; c'est ménager ses forces; c'est donner le plus grand travail au total, et le meilleur.»
Petite explication de texte…
«Toutes les compagnies de transport se ruinent par la vitesse. Je vois que l'on songe à construire des bateaux qui traverseront l'Atlantique en trois jours et même en deux. Ce n'est qu'une question d'argent. Et la compagnie qui arrivera ici la première gagnera au commencement : mais quand elles travailleront toutes à cette vitesse folle, on en verra les effets; de plus en plus de travail à perte et de subventions de l'État. Nous en serons plus pauvres; car nous aurons toujours les mêmes choses, mais nous devrons les payer de plus de travail.
«L'idée fausse, ici, c'est que si l'on va plus vite on a plus de produits, et qu'ainsi le rapport entre le travail et le produit est toujours le même. Or, n'importe quel physicien vous prouvera qu'il n'en est rien. Si l'on veut aller deux fois plus vite, ce n'est pas travail double qu'il faut, mais quatre fois plus; et pour aller quatre fois plus vite, seize fois plus de travail. Ce rapport est théorique; retenez qu'en fait la vitesse est encore plus ruineuse qu'il ne paraît, notamment par l'usure [qu'elle occasionne].»
Par conséquent, Alain considère qu'une mauvaise gestion de notre temps – comme cette manie que nous avons de toujours vouloir aller de plus en plus vite, par exemple dans l'optique de «doubler la concurrence» – nous amène à gaspiller notre énergie. Pire que ça, cela nous pousse à puiser démesurément dans nos ressources communes…
«Ce que je dis ici est très obscur, je le sais. Il est clair que si l'énergie humaine dépensée ne trouvait pas dans les produits de quoi se refaire, il faudrait mourir, et nous vivons. Mais l'économie humaine repose sur d'immenses provisions; et il se peut que nous usions nos provisions sans les remplacer, ce qui est se ruiner. Qui fera ces comptes?»
Sa chronique sur la vitesse se termine par cette terrible interrogation. «Qui fera ces comptes?» La réponse à l'époque aurait été un vague «les générations futures», mais elle est aujourd'hui un effrayant «nous-mêmes». Oui, nous sommes en train de «payer les frais» des dépenses inconsidérées de nos ancêtres, des dépenses folles en énergie et en ressources, et donc des dépenses dévastatrices en… temps!
Est-il maintenant trop tard? Allons-nous inévitablement frapper un mur à toute vitesse? Difficile à dire, vous en conviendrez. Cela étant, il est toujours possible de corriger le tir en commençant par soi-même.
Comment? En s'inspirant, par exemple, d'un autre ouvrage, La surchauffe de nos agendas – Vivre le temps autrement (Fides, 2013), de Christine Lemaire. La conférencière et blogueuse y propose une toute nouvelle vision du temps, une vision susceptible de nous amener à gérer notre agenda de manière moins nocive pour nous-mêmes.
Ainsi, Christine Lemaire invite à considérer le temps comme un écosystème sensible, complexe et en quête d'équilibre. Elle propose différentes façons de l'habiter, de le soigner, de profiter de son énergie et de sa générosité, avec respect et bienveillance. Une des façons a attiré mon attention, à savoir la façon de voir le temps comme une mosaïque…
«Le temps mosaïque ne tient pas compte de nos heures individuelles, mais de toutes les heures dédiées à un projet ou à une cause, peu importe la personne qui les y consacre. C'est un temps collectif.»
Fini dès lors que regarder le temps comme autant de petits traits réguliers disposés sur une règle infinie, car «le temps passé aux extrêmes du continuum est aussi important que le temps passé au centre». «L'image de la mosaïque est plus fidèle à la réalité puisque les formes et les couleurs sont emmêlées, comme dans la vie.» (…)
Christine Lemaire précise un point important…
«Le temps mosaïque ne considère pas d'emblée les motivations individuelles, mais plutôt l'effet global. C'est l'ensemble qui le préoccupe. Cela n'enlève absolument pas l'importance de la contribution individuelle, bien au contraire. Le temps mosaïque redonne son caractère essentiel à chaque contribution, aussi modeste soit-elle.»
Et de souligner : «Ainsi, on cesse de croire que l'on doit absolument penser et agir comme tout le monde. Le temps mosaïque met l'accent sur la diversité.»
D'où son conseil pratique pour adopter le temps mosaïque : «Pour s'y insérer, il faut voir le temps autrement. Ne pas compter les gouttes d'eau que nos heures représentent, mais contempler l'océan.»
Comment traduire cela concrètement dans votre quotidien, me direz-vous? On peut imaginer deux trucs :
> Planifier ensemble. D'habitude, chacun élabore son agenda tout seul dans son coin. Pour changer, invitez les autres membres de votre équipe à le faire tous ensemble, en même temps. Prenez, par exemple, 10 minutes en toute fin de journée pour planifier en groupe les deux ou trois temps forts du lendemain, et voir comment les uns et les autres peuvent contribuer à ce que les objectifs ainsi visés soient bel et bien atteints. Car cela rendra votre équipe plus efficace et plus soudée.
> S'organiser autrement. Prenez l'habitude d'inscrire à votre agenda une courte période de temps dédiée exclusivement à vous-mêmes. Disons une quinzaine de minutes par jour. Pour quoi faire? Pour identifier les activités à votre agenda qui ne sont pas réellement des urgences et pour lesquelles vous pourriez, tout compte fait, lever un peu le pied de l'accélérateur. Des activités que vous pourriez déléguer, histoire d'alléger votre charge de travail. Ou encore, des activités que vous pourriez repousser dans le temps – et le cas échéant, pour lesquelles vous pourriez demander du renfort aux autres –, histoire de diminuer la pression écrasante de votre quotidien.
Voilà. Il y a sûrement d'autres trucs pratiques. S'il vous en vient à l'esprit, n'hésitez pas deux secondes à en faire part à tout le monde, dans la section "Commentaires".
En passant, le poète latin Publilius Syrus disait : «Le temps de la réflexion est une économie de temps».
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