Avez-vous déjà noté à quel point nos journées de travail étaient riches en émotions? Oui? Non? Pas vraiment? Vous ne savez pas trop, tant cela vous semble être une vérité de La Palice. Pourtant, croyez-moi, ça vaut vraiment la peine de le noter, et mieux, d'y réfléchir un peu.
Découvrez mes précédents billets
Rejoignez-moi sur Facebook et sur Twitter
Mon livre : Le Cheval et l'Âne au bureau
Tenez, quelle est la dernière fois que vous avez ressenti de la frustration au travail? Il y a cinq minutes? Dix? Trente? Et de la satisfaction? Moins d'une heure, peut-être? Les exemples sont à foison : ennui, colère, honte, joie, envie, tristesse, émerveillement, ou encore fierté. Vous comme moi, nous les ressentons toutes, jour après jour. Car elles se bousculent bel et bien au portillon.
Bon. Mais maintenant, on peut raisonnablement se demander si toutes ces émotions ont une incidence, ou pas, sur notre bien-être au travail. En effet, trop d'émotions, surtout si elles sont fortes, ça peut être éprouvant. Épuisant. Carrément exténuant.
C'est justement ce que j'ai découvert dans une étude intitulée The moderating effects of theatrical components on the relationship between emotional labor and emotional exhaustion. Celle-ci est le fruit du travail de Dong-Jenn Yang et Tsung-Kuang Ma, tous deux professeurs de management à l'Université I-Shou à Kaohsiung (Taïwan), assistés de leur étudiant Sheng-Hsiung Lee. Elle montre – tenez-vous bien ! – qu'elles peuvent nous mener à… l'épuisement émotionnel!
L'épuisement émotionnel? Il se produit lorsque nous nous sentons vidés nerveusement, lorsque nous ne vibrons plus, lorsque nous avons perdu toute motivation au travail. Dès lors, travailler devient une corvée. Et les autres (collègues, boss, clients, etc.) semblent ne vouloir qu'une chose : nous émouvoir tant et plus, jusqu'à nous pomper ce qui nous reste d'énergie. Cette forme d'épuisement s'accompagne, c'est évident, d'une immense frustration découlant du fait que nous avons conscience de ne plus arriver à être aussi productif qu'auparavant. Bref, c'est la voie royale vers le burnout.
Voici comment les trois chercheurs taïwanais ont procédé pour le réaliser. Ils ont tout bonnement demandé à quelque 300 personnes en contact direct avec leur clientèle (épiceries, banques, hôpitaux, restaurants et salons de coiffure) de bien vouloir répondre à un questionnaire détaillé sur les émotions qui les traversaient quotidiennement au travail. Ce questionnaire avait été élaboré à partir de ce qu'on appelle la théorie de la dramaturgie.
La théorie de la dramaturgie? Rassurez-vous, c'est très simple. Elle repose sur les travaux du sociologue américain d'origine canadienne Erving Goffman, qui a fait paraître en 1959 son ouvrage majeur, The presentation of self in everyday life (La Mise en scène de soi, en français). Dans celui-ci, il considère la vie sociale comme une scène de théâtre, et réalise à quel point les parallèles sont troublants. Un exemple suffit pour comprendre : on peut voir le milieu de travail comme la scène sur laquelle nous ne cessons de jouer, à l'image de comédiens, et la maison comme les coulisses, où nous laissons tomber le masque pour redevenir nous-mêmes, ou presque. Autrement dit, nous sommes en constante représentation, et cela peut finir par miner notre psychisme.
Aussi les trois chercheurs taïwanais ont-ils adapté, dans leur questionnaire, les éléments clés de la théorie de la dramaturgie à l'univers du travail. C'est-à-dire qu'ils ont cherché à savoir si les éléments qui sont en général chargés d'émotions sur scène le sont tout autant, ou pas, au bureau. Ces éléments sont :
> Réception vs. Salle de pause. La distinction entre scène et coulisses est devenue la distinction entre le lieu où l'on accueille le client et celui où l'employé peut prendre une pause, à l'écart.
> Autonomie. L'improvisation est devenue l'autonomie.
> Feedback. Les applaudissements (ou les huées) du public sont devenus le feedback de la clientèle.
> Procédure. Le texte de la pièce est devenu la procédure d'accueil de la clientèle.
Résultats? Les voici. Éloquents :
> L'importance de la salle de pause. Plus la distinction entre la réception et la salle de pause est forte, mieux on gère les émotions ressenties au travail. C'est-à-dire qu'il est vital, lorsqu'on est bombardé d'émotions, de pouvoir s'en abriter, le moment venu. Sans quoi, on risque, tôt ou tard, l'épuisement émotionnel.
> L'importance aussi de l'autonomie. Plus l'autonomie dans son travail est élevée, mieux on gère les émotions ressenties au travail. C'est-à-dire qu'il est crucial d'avoir l'occasion d'être soi-même lorsqu'on est bombardé d'émotions, et non pas d'être sans cesse cantonné dans un rôle qui nous est dicté.
Et c'est tout. C'est-à-dire que le feedback de la clientèle et la procédure n'ont pas franchement d'impact sur notre gestion des émotions. Et ce, même si l'on aurait pu imaginer le contraire a priori.
Que retenir de tout cela? Ceci, à mon avis :
> Soignez la salle de pause. Car il est primordial pour le bien-être des employés de pouvoir se reposer, voire de s'isoler, même un cours instant. Vous pouvez même tenter d'innover, en créant, par exemple, une salle de repos, où chacun se doit de respecter un silence total.
> Soyez plus vous-même au travail. Car faire preuve de davantage de sincérité envers autrui ne peut qu'être payant. Pour vous en convaincre, souvenez-vous du jour où un collègue vous a fait une confidence vraiment personnelle : tout à coup, vous l'avez trouvé plus humain, parce qu'il était sorti, l'espace d'un instant, de son rôle professionnel. Pas vrai?
> Apprenez à jouer. Les comédiens ont un fun fou à jouer le rôle qu'on leur demande de jouer. Même si leur texte est immuable. Et si, à votre tour, vous entriez dans la peau d'un personnage et vous amusiez à l'interpréter, de temps à autres… Cela vous permettrait peut-être de moins accuser le coup à chaque émotion négative, comme les critiques méchantes d'un client insatisfait.
En passant, l'écrivain français Tristan Bernard disait : «L'homme est un éternel enfant qui, pendant la partie médiane de sa vie, a la puérilité de jouer à l'adulte».
Découvrez mes précédents billets
Rejoignez-moi sur Facebook et sur Twitter
Mon livre : Le Cheval et l'Âne au bureau