BLOGUE. Avez-vous déjà entendu parler de macroéconomie? Oui? Non? Vaguement, peut-être. Eh bien, il s'agit d'une chose très simple, derrière un terme abscons, à savoir une vision de l'économie à travers les relations existant entre de vastes données, comme le revenu, la consommation et le taux de chômage. C'est un outil qui permet d'analyser les politiques économiques des États ou des multinationales.
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Autrement dit, la macroéconomie, c'est la vision d'ensemble d'une situation et des principaux éléments qui la composent. Un peu comme si, en vacances à la campagne, l'on regardait l'immense paysage bucolique devant nous, avec ses montagnes, ses vallées, ses rivières et se forêts, sans s'attarder aux petits points rouges au loin que sont les toits des fermes, et encore moins aux petits points noirs mobiles, que sont les humains dans les champs…
L'intérêt de la macroéconomie pour qui se pique de management et de leadership? Vous allez vite le saisir, je pense, grâce à l'étude dont je vais vous parler aujourd'hui, Poor institutions, rich mines: Resource curse and the origins of the sicilian mafia. Celle-ci est signée par quatre professeurs d'économie, Paolo Buonanno, de l'Université de Bergame (Italie), Ruben Durante, de Sciences Po (France), Giovanni Prarolo, de l'Université de Bologne (Italie), et Paolo Vanin, lui aussi de l'Université de Bologne. Elle montre que la mafia – l'un des pires parasites existants – est née en Sicile parce que l'île connaissait au milieu du 19e siècle une situation économique et politique très particulière, qui s'y prêtait à merveille, et donc qu'il aurait suffi de pas grand-chose pour que la mafia ne se développe pas comme elle l'a fait…
Ainsi, la Sicile est reconnue pour être le berceau de la mafia. Au milieu du 19e siècle, des "hommes d'honneur" y ont commencé à prendre un pouvoir économique croissant, dans l'ombre, en offrant un service : la sécurité. Quelle sécurité? N'importe quelle forme de sécurité : la protection individuelle, la protection d'un camion de transport de marchandises, la protection d'une boutique, la protection d'une entreprise, etc. Bien entendu, pas de contrat en bonne et due forme, juste des poignées de mains et des services rendus à l'insu des autorités.
La question est de savoir pourquoi ce genre de service est alors devenu si populaire. Deux dates de l'Histoire de la Sicile sont à retenir à cet égard selon les quatre chercheurs italiens : 1812, avec l'abolition des privilèges féodaux, qui s'est traduite par l'émergence d'une bourgeoisie de plus en plus puissante ; et 1861, avec l'annexion de la Sicile au Royaume d'Italie, qui s'est assortie d'un délitement du pouvoir des autorités locales. Ces deux événements ont incité chacun à prendre en mains ses propres affaires, au besoin en contournant les lois en vigueur. Par exemple, les terres réservées autrefois aux pauvres par le système féodal ont alors été l'objet de toutes les convoitises, les riches se les disputant les uns les autres par l'intermédiaire de gros bras, autrement dit des fameux "hommes d'honneur". La tentation était d'autant plus forte que les autorités pouvant s'opposer à de telles pratiques n'étaient plus celles implantées sur place, mais celles établies dans la botte italienne, à des milliers de kilomètres de là.
Autre élément déclencheur, toujours d'après les quatre chercheurs : le soufre. Durant tout le 19e siècle et le début du 20e siècle, la Sicile était en effet le plus grand producteur du monde de soufre : en 1893, l'île fournissait 83% de tout ce qui était utilisé sur la planète. Il faut savoir que le cristal jaune était à l'époque d'une importance économique capitale, car il servait, entre autres, à la fabrication de la poudre à canon, de médicaments et d'acides. C'est bien simple, sans lui, quantité d'industries et d'usines n'auraient pu fonctionner, en particulier en France et en Grande-Bretagne, qui accaparaient à elles seules 70% des exportations de soufre de la Sicile.
Or, le plus grand flou régnait à l'époque quant à la propriété des terres, notamment celles dotées de mines de soufre, si bien qu'il fallait s'assurer d'une sécurité maximale pour demeurer la propriétaire de celles-ci. De surcroît, toute la production de soufre, qui était concentrée dans le centre de l'île, surtout aux alentours de Catanissetta et d'Enna, devait être transportée jusqu'aux ports internationaux, en particulier celui de Palerme : il fallait, là aussi, veiller à ce que la sécurité soit maximale jusqu'au chargement dans les cargos. Bref, impossible de ne pas faire appel aux services des "hommes d'honneur".
Les quatre chercheurs ont voulu vérifier leur hypothèse selon laquelle la mafia s'est développée en Sicile pour les raisons politiques et économiques évoquées ci-dessus. Pour ce faire, ils ont comparé l'évolution de différentes municipalités siciliennes : celles où le pouvoir de la mafia a crû rapidement et celles où il a progressé moins vite, ainsi que celles qui bénéficiaient de l'industrie du soufre et celles qui n'en bénéficiaient pas. Puis, ils ont regardé si ces données étaient corrélées, ou pas, c'est-à-dire si l'évolution de l'une d'entre elles influençait directement, ou pas, celle d'une autre.
Qu'ont-ils trouvé? Une corrélation «robuste» : l'émergence de la mafia est bel et bien due au boom de l'industrie du soufre. Et cette émergence a pu perdurer en raison de la déliquescence du pouvoir des autorités locales. Aujourd'hui, la mafia est devenue un véritable cancer pour la Sicile : entre 1991 et 2011, des conseils municipaux ont dû être dissous dans 10% des municipalités de l'île parce qu'ils étaient infiltrés par la mafia, des entreprises ont été saisies par l'État dans 23% des municipalités pour la même raison et des biens immobiliers ont aussi été saisis par l'État dans 44% des municipalités, toujours pour la même raison, selon une étude du ministère italien de l'Intérieur.
Maintenant, que retenir de tout cela? Deux enseignements, à mon avis :
> Les "hommes d'honneur", ou si vous préférez les parasites, surgissent quand il y a une grosse affaire à faire. Ils sont irrésistiblement attirés par l'odeur de l'argent.
> Ils grossissent à condition d'évoluer dans l'ombre, à l'abri des autorités.
Dit autrement, si vous voulez que votre équipe ne soit pas la victime de parasites, vous devriez :
1. Prendre conscience que, si vous évoluez dans un marché porteur, vous allez forcément attiser les convoitises, en particulier celle des parasites. Soyez dès lors vigilant : ils font rappliquer, c'est certain, mieux vaut donc pour vous tenter de déceler leur présence au plus vite.
2. Affirmer régulièrement votre autorité, histoire de faire comprendre que vous ne tolérez aucune zone d'ombre autour de vous et de vos activités. Car les parasites meurent vite fait, bien fait, dès qu'ils sont exposés au grand jour.
Voilà. C'est aussi simple que ça. Ces deux conseils tirés du fruit du travail de MM. Buonanno, Durante, Prarolo et Vanin devraient vous permettre d'éviter, un jour, de gros pépins. Qui sait? peut-être leur devrez-vous prochainement une fière chandelle…
En passant, Rémy de Gourmont a dit dans ses Promenades philosophiques : «Le bonheur, comme la richesse, a ses parasites».
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