BLOGUE. C'est pas grand-chose, mais ça peut avoir de graves conséquences. Quoi? L'incivilité. C'est-à-dire ce collègue qui s'amuse sous cape de la tenue d'un autre, ce boss qui pousse des coups de gueule à la moindre contrariété, cette personne que vous ne connaissez pas qui se permet d'affirmer en pleine réunion que vous venez de dire une bêtise, ou encore ce simple juron sexiste qui semble fuser pour faire rire mais qui en réalité vise à blesser.
Découvrez mes précédents posts
Suivez-moi sur Facebook et sur Twitter
L'ennui, c'est qu'on se retient bien souvent d'intervenir face à l'incivilité. On se contente de penser qu'on a affaire à «une gros con» ou à une «grosse connasse», et on ne dit rien… et surtout on ne se rend même pas compte que l'incivilité d'autrui nous rend nous-même incivile, par contagion (la preuve : on vient tout juste de traiter l'autre d'un nom déplaisant…).
L'air de rien, l'incivilité est une nuisance sournoise et redoutable :
> Elle diminue la productivité et la satisfaction au travail des employés (d'après les résultats d'une étude menée en 2000 par Pearson, Anderson et Porath);
> Elle représente souvent les prémisses de comportements plus agressifs ultérieurs, voire carrément d'actes de violence (Anderson et Pearson, 1999 ; Neuman et Baron, 1997 ; Pearson, Anderson et Porath, 2000).
Comme il vaut toujours mieux prévenir que guérir, il peut être intéressant de mieux comprendre comment fonctionne l'incivilité. Plus précisément, comment un individu peut en arriver à se montrer incivile au travail. Et par suite, identifier des moyens pour contrer cette tendance avant qu'elle ne puisse s'exprimer pleinement.
C'est justement l'objet d'une étude passionnante, intitulée Explaining incivility in the workplace: The effects of personality and culture. Celle-ci est signée par trois professeurs de management – Wu Liu, de l'Université polytechnique de Hong Kong (Chine); Ray Friedman, de l'École de management Owen (États-Unis); Shu-Cheng Steve Chi, de l'Université nationale de Taïwan –, ainsi que par un étudiant, Ming-Hong Tsai, de l'École de management Anderson (États-Unis). Elle montre que l'incivilité peut être aisément combattue en entreprise…
Les quatre chercheurs ont invité 268 étudiants à répondre à un questionnaire visant à évaluer leur propension à l'incivilité et certains traits de leur personnalité. Ces étudiants suivaient des programmes de MBA, et avaient déjà une expérience professionnelle. Une partie d'entre eux venaient des États-Unis, une autre, de Taïwan.
Pour mesurer leur tendance à l'incivilité, il leur était demandé s'ils se retrouvaient, ou non, dans certaines affirmations. Comme «Si quelqu'un me pousse, je le pousse à mon tour», «Si une voiture roule dans une flaque d'eau et m'éclabousse, je crie sur le chauffeur» et autres «Si je suis mal servi au restaurant, je n'en fais aucunement mention».
Idem pour évaluer sa capacité à résoudre un conflit au bureau. Les participants devaient mettre une note de 1 (complet désaccord) à 7 (totalement en accord) à différentes affirmations. Comme «J'ai confiance en mes capacités de leader pour résoudre un conflit au bureau» et «J'ai très peu d'expérience de conflit au bureau».
D'autres éléments étaient également évalués. L'un d'eux était le collectivisme, avec des affirmations à noter comme «Il est important pour moi de respecter les décisions du groupe» et «Le don de soi est une vertu». Un autre, encore, était l'ambition professionnelle. Etc.
Après cela, les quatre chercheurs ont regardé s'il existait des corrélations entre ces différents éléments. Ce qu'ils ont trouvé est très instructif :
> Les ambitieux sur le plan professionnel ont une tendance plus forte à l'incivilité que les autres;
> Ceux qui sont über-confiants, c'est-à-dire ceux qui souffrent d'un excès de confiance en eux-mêmes, sont en général plus prompts à être inciviles que les autres;
> Ceux qui ont le sens de l'équipe sont généralement moins inciviles que les autres;
> Ceux qui sont ouverts aux autres et voient d'un bon œil leurs différences font moins preuve d'incivilité que les autres.
Autrement dit, plus on a une personnalité individualiste et égoïste, plus on risque de se montrer incivile. Et plus on a une personnalité altruiste, plus on a tendance à se montrer civile.
Vous me direz qu'il n'y a là rien de neuf. Que ça tombait sous le sens. Mais quand on y regarde d'un peu plus près, on perçoit le nœud du problème…
C'est que les entreprises sont confrontées à un grave dilemme. D'une part, elles ont tendance à recruter des personnes ambitieuses, qui vont se donner à fond pour atteindre les objectifs qui vont leur être fixés et ainsi faire progresser leur carrière à toute allure. Car elles se disent que ces personnes-là vont voler de succès en succès, et faire de la sorte bondir les profits. D'autre part, elles se retrouvent par la même occasion en butte avec une incivilité grandissante au sein de ses rangs, en raison de ces mêmes personnes. Et du coup, les autres employés – surtout les proches des ambitieux – perdent de leur joie de vivre au travail, perdent en productivité et finissent même par regarder si l'herbe est plus verte ailleurs.
Comment résoudre ce dilemme? Virer tous les ambitieux du jour au lendemain? Instaurer un nouvelle politique interne visant à bannir toute forme d'incivilité? Fermer les yeux sur le problème, en se disant que seuls comptent les profits à court terme? Impossible à dire, croyez-vous probablement. Et pourtant, si, c'est possible! L'étude évoque en effet une voie qui me paraît intéressante à explorer…
«Les entreprises auraient tout intérêt, au moment de l'embauche, à s'assurer que la personne retenue soit non seulement ambitieuse, mais aussi douée d'un sens de l'équipe développé. Cela n'a rien de contradictoire : on peut très bien chercher à atteindre des buts personnels en misant sur la collaboration active avec les autres. L'incivilité naturelle de cette personne (ambition) est dès lors contrecarrée par son intégration au groupe (collectivisme)», indiquent les quatre chercheurs.
Une autre voie envisageable consisterait, toujours d'après l'étude, à rendre les équipes de travail davantage multiculturelles. Pourquoi? Parce que le choc des cultures pousse en général à la modération dans le comportement des individus. «Quand un manager américain – donc issu d'une société culturellement individualiste – est envoyé pour le travail, par exemple, dans une filiale asiatique de sa multinationale – où la culture est beaucoup plus collectiviste –, il réalise très vite que la tolérance à l'incivilité n'est pas la même. Son changement de comportement est immédiat. Il pourrait devenir durable si le manager était appelé à côtoyer quotidiennement et longtemps des personnes étrangères intolérantes face à l'incivilité», poursuivent-ils.
Inspirant, n'est-ce pas? Il est toujours bon qu'il suffit de pas grand-chose pour obtenir de grands résultats…
En passant, Sénèque a dit dans La Vie heureuse : «Toute méchanceté a sa source dans la faiblesse».
Découvrez mes précédents posts