BLOGUE. Nous avons tous de l'empathie pour autrui. C'est indéniable, nous ressentons tous la souffrance de l'autre à l'instant-même où nous en prenons conscience. Et pourtant, curieusement, il nous arrive parfois d'être sans-cœur : avec le collègue qui se plaint toujours des mêmes déboires, avec la serveuse du restaurant qui est de mauvaise humeur, avec l'automobiliste qui s'acharne à changer un pneu crevé au bord de l'autoroute, etc. Pas vrai?
Découvrez mes précédents billets
Suivez-moi sur Facebook et sur Twitter
Cela se vérifie souvent au travail. Un exemple frappant : le manager qui, pour ne pas passer pour un "faible", se force à se montrer plus "dur" qu'il n'est en réalité, et donc coupe toujours cours à toute discussion. Ou bien, le boss qui, au lieu de chercher les raisons du problème, décide de virer l'employé qui ne cesse d'arriver en retard au travail. Ou encore, le leader qui n'arrête pas de lancer des piques aux autres sur le ton de l'humour, sans réaliser les dégâts qu'il fait ainsi tout autour de lui.
La question saute aux yeux : comment s'y prendre pour devenir un peu plus empathique? Car cela permettrait de toute évidence d'éviter une quantité de pépins au travail, pour ne pas dire des catastrophes. Les études scientifiques sur l'empathie sont, bien entendu, innombrables, décortiquant à l'extrême ce qu'est cette vertu. Les plus récentes en viennent grosso modo à la même conclusion, à l'image de celle de Daniel Ames, professeur de management à Columbia (États-Unis), publiée en 2004 :
> L'empathie est d'une part la capacité de se mettre à la place d'autrui;
> L'empathie est d'autre part la faculté de s'identifier à autrui.
Bref, faire preuve d'empathie, c'est savoir se projeter en l'autre. Cela revient à voir les choses comme lui, de son point de vue à lui; et de surcroît à ressentir ce qu'il ressent, c'est-à-dire à découvrir et user des affinités que l'on a avec lui.
Maintenant, plus facile à dire qu'à faire, me direz-vous. Et c'est d'ailleurs ce qui explique pourquoi l'on est parfois empathique, et parfois, moins, voire pas du tout. Quand on passe devant un sans-abri, par exemple, on se met aussitôt mentalement à sa place, et l'on se dit vite fait que l'on est bien mieux à la nôtre qu'à la sienne. Ce qui arrête notre geste premier de chercher de la monnaie dans notre poche, c'est la seconde dimension de l'empathie, à savoir l'identification avec cette personne déchue, partie à la dérive on ne sait trop pourquoi : comme nous ne trouvons pas de points de connexion avec elle, nous poursuivons notre chemin, sans vergogne.
Cette explication est-elle suffisante? Non, bien sûr. C'est ce que j'ai découvert dans une étude passionnante intitulée The role of the self in perspective-taking and empathy: Ease of self-simulation as a heuristic for inferring empathic feelings. Celle-ci est le fruit du travail de deux professeurs de psychologie : John Chambers, de l'Université de Floride (États-Unis), et Mark Davis, de l'Eckerd College (États-Unis). Elle montre que trois conditions peuvent permettre de se montrer plus empathique qu'à l'habitude…
Les deux chercheurs ont procédé à quatre expériences visant à déterminer ce qui déclenchait en nous des mouvements de sympathie. Dans la première, ils ont demandé à 181 étudiants de l'Université de Floride d'écouter attentivement un extrait sonore d'une entrevue entre un thérapeute et son client, un étudiant n'arrivant pas à surmonter un problème psychologique. Les participants ont été placés, à leur insu, dans des conditions différentes :
> Pour les uns, il leur fallait se mettre à la place du client avant de répondre à un questionnaire («Au moment d'écouter l'entrevue, tâchez de vous mettre à la place du client qui...», était-il indiqué au préalable).
> Pour d'autres, il leur fallait s'imaginer eux-mêmes à la place du client, en train de répondre aux questions du thérapeute.
> Pour d'autres encore, il leur fallait mettre une distance entre eux et les personnes écoutées, afin d'en tirer une analyse "objective".
> Pour les derniers, aucune directive n'était donnée (ils représentaient ce qu'on appelle communément le "groupe de contrôle", qui permet, par comparaisons, de voir si des particularités significatives émergent, ou pas, des autres groupes étudiés).
Résultat? Très simple…
> Plus on se projette en autrui, plus on ressent d'empathie pour lui. Et inversement. (Ce qui vérifie d'ailleurs la théorie de Daniel Ames.)
Dans la deuxième expérience, 131 étudiants de la même université ont dû lire l'histoire d'une certaine Jill, une étudiante qui souffrait toujours psychologiquement d'un grave accident de voitures qu'elle avait eu des années auparavant. Là encore, les participants ont été placés dans des conditions distinctes :
> Certains ont eu une foule de détails sur l'accident et ses suites, vraiment traumatisantes.
> D'autres ont eu tout autant de détails, mais la gravité de l'accident, et ses suites, étaient objectivement beaucoup moins traumatisantes.
> Les derniers, eux, n'avaient aucun détail sur la gravité de l'accident, si ce n'était par déduction, à partir des coûts financiers que cela avait occasionné pour l'accidentée.
La trouvaille, cette fois-ci, a été la suivante :
> Moins on a de détails précis sur le désarroi d'autrui, plus on lui témoigne de sympathie.
Dans l'expérience suivante, 65 étudiants ont dû lire sur un écran d'ordinateur une liste de 12 événements malheureux qui sont arrivés à des étudiants, et évaluer la sympathie qu'ils ressentaient pour ceux qui en avaient été victimes. Entre chaque événement s'affichait une image, qui correspondait à un exercice mental à faire : un mot composé de huit consonnes (ex.: KWRDJBHZ) apparaissait quelques secondes à l'écran, et il fallait le mémoriser dans le sens inverse de celui de la lecture (ex.: ZHBJDRWK).
Qu'ont ainsi appris MM. Chambers et Davis? Que :
> Plus on est distrait, plus on éprouve de sympathie à l'égard d'autrui.
Enfin, les deux chercheurs ont fait lire à 277 étudiants les demandes de quatre étudiants présentées à la direction de leur université pour bénéficier d'un soutien psychologique. Par exemple, il y avait un certain Ben qui avait cassé la figure de son meilleur ami, convaincu qu'il draguait sa petite amie; ou encore, une certaine Kristine, qui adorait faire du sport, mais ne pouvait plus en faire, après avoir contracté en voyage à l'étranger une grave maladie pulmonaire. Puis, les participants devaient répondre à un questionnaire visant surtout à déterminer ce qu'ils feraient s'ils étaient à la place de chacun d'eux.
Résultat? Fort intéressant…
> Plus on estime qu'on aurait du mal à faire face à la situation que l'autre connaît, plus on ressent d'empathie pour celui-ci.
En conclusion, si l'on veut faire preuve de davantage d'empathie qu'à l'habitude, il convient d'user de quatre différents trucs :
1. Imaginez-vous à la place de l'autre et cherchez des points communs avec lui. Car plus on se projette en autrui, plus on ressent d'empathie pour lui.
2. Ne cherchez pas à avoir trop de détails sur la détresse de l'autre. Contentez-vous des grandes lignes, car moins on a d'informations précises sur le désarroi d'autrui, plus on lui témoigne de sympathie.
3. N'accordez pas toute votre attention à l'autre au moment où il vous fait part de ses misères. Car plus on est distrait, plus on éprouve de sympathie à l'égard d'autrui.
4. Réfléchissez à ce que vous feriez à la place de l'autre. Car plus on estime qu'on aurait du mal à faire face à la situation que l'autre connaît, plus on ressent d'empathie pour celui-ci.
Autrement dit, tout cela revient à vous laisser gagner par l'émotion, en faisant tomber les barrières de la raison. De fait, si l'on se met à trop raisonner, on devient moins sensible à l'autre, et par suite moins empathique. C'est aussi bête que ça.
En passant, le sociologue français André Siegfried a dit dans Quelques maximes : «L'antipathie analyse mieux, mais la sympathie seule comprend».
Découvrez mes précédents billets