BLOGUE. Je peux me tromper, mais il me semble qu’un mal ronge de plus en plus notre société : l’égoïsme. Vous savez, cela se traduit par tous ces comportements étonnants de mesquinerie que l’on aperçoit du coin de l’œil et qui vont en se multipliant à mesure que la crise économique s’aggrave : on marche sur les pieds des autres pour leur passer devant, on klaxonne celui qui ne vas pas aussi vite que les autres, on cherche en toutes choses son propre petit intérêt, etc. Pas vrai?
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Mais, nous rendons-nous compte à quel point cet individualisme exacerbé nuit à tout le monde, et même à soi? Oui, le réalisons-nous vraiment? Je ne crois pas… En tout cas, moi, je ne le comprenais pas, pas du moins avant de découvrir deux ouvrages fabuleux du poète italien du 19e siècle – et, on le sait moins, penseur moraliste – Giacomo Leopardi, l’un sobrement intitulé Pensées, et l’autre, Zibaldone.
Comme le dit Carlo Ossola, professeur au Collège de France, dans l’une de ses conférences : «Le Leopardi qu’attend le 21e siècle sera une voix de prophétie, de songe et de grandeur de pensée». Et d’ajouter : «Il s’élèvera sur la misère du présent et sur l’égoïsme avare des jours terrestres».
D’ailleurs, Leopardi notait dans le Zibaldone, le 11 avril 1821 : «Aujourd’hui, la place de l’homme dans la société est semblable à celle d’une colonne d’air vis-à-vis des autres. Si celle-ci cède sous la pression, les colonnes les plus proches se précipitent sur elle par raréfaction de l’air et entraînent avec elles les colonnes plus éloignées. Voilà ce qu’est l’homme dans une société égoïste. L’un presse l’autre, celui qui cède pour une raison ou pour une autre – par manque d’habileté, de force ou de vertu –, ou encore parce qu’il laisse un vide d’égoïsme, peut être sûr qu’il sera aussitôt renversé par l’égoïsme de ceux qui l’entourent : il se retrouve compressé comme un pneu que l’on aurait par mégarde vidé de son air.»
Belle image, n’est-ce pas? Un peu comme l’effet domino, où si l’un s’écroule, il entraîne les autres dans sa chute…
Maintenant, on peut se demander comment il se fait qu’en période de difficultés nous soyons de plus en plus égoïstes, alors que l’idéal, pour soi comme pour les autres, serait d’au contraire se serrer les coudes. Leopardi avance une idée intéressante, en guise de réponse : il est dans notre nature d’être impitoyables avec les faibles, et donc de ne surtout pas paraître faible soi-même.
Dans le Zibaldone – un vaste recueil de notes prises au jour le jour et traitant de sujets les plus divers (réflexions philosophiques, pensées morales, recherches linguistiques, analyse d’expériences personnelles) –, il note, le 3 septembre 1823 : «Un homme habitué à échouer dans ses entreprises était inévitablement l’objet de la colère des dieux. Une maladie, un naufrage, et autres malheurs semblables provenant directement de la nature étaient des signes plus que certains de la haine divine. On fuyait donc la malheureux comme un coupable; on lui refusait tout secours et toute compassion, craignant par là de se rendre complice de la faute et de prendre part au châtiment. (…) Les amis et la femme de Job le considérèrent comme un scélérat, en le voyant accablé par tant de malheurs».
D’une phrase, il résume son idée autrement : «Dans une petite ville, il n’y a pas d’amitié, mais des partis». C’est-à-dire que nous avons le réflexe de nous protéger des autres dès que l’on vit en vase clos, oui, dès que l’on se sent à l’étroit dans la société où l’on évolue. Nous cherchons sans cesse un plus faible que soi, ou à tout le moins un autre différent, pour s’assurer que si l’un doit s’écrouler, ce ne sera pas nous.
L’égoïsme apparaît en filigrane dans l’ensemble de ses Pensées. Je ne résiste pas au plaisir d’en partager quelques extraits avec vous, tant ils me semblent éloquents…
IX
«Si, contre l’opinion d’autrui, nous avons prédit qu’une chose arrivera comme en effet elle arrive, ne croyons pas que nos contradicteurs, à la vue du fait, nous donnent raison et nous appellent plus sages et plus intelligents qu’eux. Non : ils nieront le fait ou la prédiction, ou bine ils allègueront telle ou telle différence dans les circonstances, ou encore ils trouveront des motifs de se persuader, et les autres avec, que leur opinion était juste et la nôtre fausse.»
XVIII
«J’ai vu à Florence un homme qui, selon la coutume du pays, traînait, comme une bête de trait, une voiture pleine de marchandises et criait fièrement qu’on lui fit place, et je pensai à ceux qui vont pleins d’orgueil, insultant les autres, pour des raisons à peu près semblables à celle qui causait l’arrogance du Florentin, c’est-à-dire l’orgueil de tirer une voiture.»
XXII
«Il me semble difficile de décider s’il est plus contraire aux premiers principes de la civilité de parler d’ordinaire longuement de soi, ou s’il est plus rare de trouver un homme exempt de ce défaut.»
XXIV
«Ou je me trompe fort, ou il est rare que dans notre siècle une personne soit généralement louée, si elle n’a commencé par se louer elle-même. Tel est l’égoïsme, telles sont l’envie et la haine que les hommes se portent les uns aux autres. (…)»
Pour le plaisir, une dernière pensée qui va droit au but…
LXXVI
«Rien n’est plus rare au monde qu’une personne habituellement supportable.»
Vous ai-je découragé, avec la vision qu’avait Leopardi de l’humanité? Avez-vous maintenant le moral à zéro? J’espère bien que non. Certes, je comprends bien qu’il n’est pas agréable de regarder son reflet dans le miroir, quand l’image qui nous est renvoyée est moche, mais bon, il faut en passer par là pour s’améliorer. La bonne nouvelle, c’est que le penseur italien ne s’est pas arrêté à un simple constat désespéré. Il a poursuivi sa réflexion sur le sujet, et trouvé, à mon avis, des idées lumineuses pour faire preuve à l’avenir d’un peu moins d’égoïsme…
Son intuition? L’être humain, pour lutter contre son naturel égoïste, ferait bien de se civiliser davantage. Oui, au lieu d’ériger une barrière de protection entre lui et autrui, dans l’espoir inconscient que cette barrière affaiblira son voisin, il devrait abattre toutes les barrières qui surgissent en temps de crise, à savoir les siennes comme celles des autres…
LXXXIV
«(…) L’homme qu’on appelle civilisé, cet homme, la raison et l’imagination ne le révèlent pas, les livres et les maîtres ne l’annoncent pas, la nature le tient constamment pour fabuleux : seule, l’expérience de la vie le montre, le fait connaître. Et qu’on note que cette idée se trouve convenir en tous points à d’innombrables individus.»
L’homme civilisé est doté de nombreuses qualités, comme l’humilité :
LXXXVI
«La plus sûre manière de cacher aux autres les limites de son propre savoir, c’est de ne pas les dépasser.»
Comme la courtoisie :
XCII
«Jean-Jacques Rousseau dit que la vraie courtoisie des manières consiste dans l’habitude de se montrer bienveillant. Cette courtoise préserve de la haine. (…)»
Comme la droiture :
CIX
«L’homme est presque toujours méchant par besoin. S’il se conduit avec droiture, on peut estimer que la méchanceté ne lui est pas nécessaire. J’ai vu des personnes de moeurs douces et pures commettre les actions les plus atroces pour éviter quelque dommage grave, inévitable autrement.»
Comme la simplicité :
CX
«Il est curieux de voir que presque tous les hommes de valeur ont les manières simples, et que les manières simples sont presque toujours prises pour une marque de peu de valeur.»
Comme la modestie :
CXI
«Une attitude silencieuse dans la conversation plait et se fait louer, quand on sait que la personne qui se tait a autant d’audace et de talent pour parler que cela est nécessaire.»
Voilà différentes qualités propres aux personnes civilisées : humilité, courtoisie, droiture, simplicité, modestie, etc. Je sui sûr et certain que vous en trouverez par vous-même, si vous y réfléchissez un moment.
À nous, par conséquent, de les cultiver pour grandir. Oui, grandir et s’épanouir, à savoir l’exact contraire de s’écrouler. À nous de nous civiliser, en devenant tout simplement un peu moins égoïste!
En passant, n’oublions jamais que, quoi que l’on fasse, l’égoïsme fera toujours partie intégrante de notre être, comme l’indique si bien Schopenhauer dans sa Morale : «L’égoïsme inspire une telle horreur que nous avons inventé la politesse pour le cacher, mais il perce à travers tous les voiles et se trahit en toute rencontre»…
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