Steve Jobs était connu pour être un orateur de génie. Il savait émouvoir, émerveiller, inspirer. Il savait amener les gens au cœur de ses rêves les plus fous. Bref, il savait faire vibrer chacune de nos cordes sensibles.
On le croyait un magicien, pour ne pas dire un enchanteur. Et on se trompait. C'est ce que j'ai découvert grâce à une étude fascinante intitulée Charismatic leadership and rhetorical competence: An analysis of Steve Job's rhetoric, signée par : Loizos Heracleous, professeur de stratégie à l'École de commerce Warwick à Coventry (Grande-Bretagne); et Laura Alexandra Klaering, directrice de compte de l'agence numérique Geometry Global à Hambourg (Allemagne). Car il maîtrisait à merveille, en fait, l'art de la rhétorique.
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Les deux chercheurs ont analysé en détails trois moments-clés de l'histoire relativement récente d'Apple, des moments où la firme de Cupertino s'est sortie du pétrin grâce au seul talent oratoire de son PDG. Soit :
- L'interrogatoire de Steve Jobs par les "gendarmes boursiers" de la Securities and Exchange Commission (Sec) à propos de la falsification de documents légaux liés aux stock options (options sur titre, en français) accordées par Apple à certains de ses hauts-dirigeants (mars 2008).
- L'entrevue accordée par Steve Jobs à la chaîne télévisée américaine CNBC à la suite de la décision d'Apple de laisser tomber son partenariat avec IBM pour œuvrer avec Intel (juin 2005).
- L'entrevue donnée par Steve Jobs au Wall Street Journal au sujet du bien fondé de multiplier les innovations technologiques, au risque de larguer les consommateurs, qui finiront, un beau jour, par être incapables de suivre le rythme (juin 2010).
Ce travail méticuleux leur a permis de faire une trouvaille sensationnelle : en vérité, le génie supposé de Steve Jobs ne reposait que sur trois trucs, trois trucs ultrasimples même, puisés auprès… du philosophe grec Aristote!
> Truc numéro 1 : le pathos
En ce jour de mars 2008, l'heure était on ne peut plus grave. Les commissaires de la Sec étaient convaincus qu'Apple avait truqué des documents boursiers officiels, et tenaient entendre Steve Jobs à ce sujet. C'est qu'en tant que PDG, il était responsable, en cas de violation avérée des règles de Wall Street. C'était bien simple, il encourait ni plus ni moins qu'une condamnation à la prison.
Quelle stratégie a-t-il employé pour échapper aux griffes qui tentaient de le capturer? Il n'a aucunement cherché à nier les faits, ni même à les minimiser. Non, il a joué la carte de l'émotion…
«J'ai toujours passé le plus clair de mon temps à rendre service à ceux qui travaillent chez Apple, et, vous savez, à leur faire des surprises, à les réjouir, à leur montrer tous les bienfaits d'avoir une carrière au sein d'Apple. Pour eux comme pour leur famille. Et je faisais ça, alors même que j'avais, moi, la sensation que le conseil d'administration n'avait pas autant d'attention pour moi. Ce qui me blessait. Vraiment. Il faut comprendre. J'ai consacré, quoi, ces quatre ou cinq dernières années de ma vie à me dédier entièrement à Apple, à ne pas passer le temps que j'aurais dû avec ma propre famille, et tout ça. Vous comprenez. Tout ce temps-là, j'ai eu l'impression, moi, que personne ne se souciait vraiment de moi», a-t-il notamment dit aux commissaires, histoire de les émouvoir, de montrer à quel point il s'était sacrifié pour le bonheur des autres, et donc pour signifier à quel point il serait cruel, à présent, de l'écharper pour "quelques dérapages" dus au fait qu'il était prêt à tout pour satisfaire autrui.
Bon. Lu comme ça, à froid, ces mots ne semblent pas si émouvants que ça, j'en conviens. Mais il faut imaginer une personne touchante et sincère les prononcer réellement devant vous, les yeux dans les yeux, l'air démuni, fragile et sensible, et, croyez-moi, il est impossible que votre cœur ne soit pas vrillé en tous sens.
Steve Jobs est ainsi parvenu à émouvoir des commissaires qui en avaient pourtant vu d'autres durant leur carrière. Il a si bien réussi qu'il a été absous de toute responsabilité personnelle dans cette affaire. Et Apple a finalement juste eu à payer une amende, pour un crime qui aurait pu se traduire par des conséquences dramatiques pour sa pérennité.
Le PDG d'Apple a ici usé du pathos. Du quoi? Du pathos, soit la corde sensible de l'émotion qui est en chacun de nous et qui a été mise en évidence par Aristote. Ce pathos qui, lorsqu'il est bien utilisé, permet d'aller jusqu'à se faire plaindre par son opposant : dans le cas présent, les commissaires en sont arrivé, de fait, à penser «Pauvre, pauvre Steve».
> Truc numéro 2 : le logos
En 2005, Apple laisse tomber IBM pour céder aux charmes d'Intel. Le journaliste de CNBC se frotte les mains d'une telle histoire, et en profite pour tenter de faire reconnaître à Steve Jobs que «les affaires, c'est la guerre». Il entend ainsi casser l'image du PDG d'Apple, à qui tout semble sourire sans avoir besoin de marcher sur les pieds des autres.
Que fait alors Steve Jobs? Il reste calme. Il n'embarque pas dans le petit jeu du journaliste. Il prend un ton professoral et explique posément que voir les affaires comme une guerre ne peut mener à rien de bon. Et il sort une formule choc : «Les affaires, c'est partir à l'aventure». Et voilà le journaliste mouché!
«Steve Jobs réussit là à faire passer le message que ce changement de partenariat était naturel, qu'il était dans l'ordre des choses tant pour Apple que pour Intel. Et que la rupture avec IBM allait se faire tout en douceur, à l'amiable : Apple, disait-il, allait continuer dans les années à venir à faire appel à certains services d'IBM, certes moins nombreux mais plus pointus», disent les deux chercheurs dans leur étude.
Autrement dit, le PDG de la firme de Cupertino s'est ici servi du logos. À savoir la corde sensible de la raison, qui vibre dès qu'on lui présente une argumentation solide ou une démonstration impeccable.
> Truc numéro 3 : l'ethos
En 2010, Apple lance le tout premier iPad. Cette annonce est un véritable coup de tonnerre! Une révolution annoncée pour l'ensemble du secteur technologique, comme pour les habitudes des consommateurs. Du coup, le journaliste du Wall Street Journal saute sur l'occasion pour demander à Steve Jobs à quoi rime le fait de multiplier les innovations fracassantes : les consommateurs ne risquent-ils pas, un beau jour, de lâcher, n'arrivant plus à suivre le rythme des évolutions technologiques? De surcroît, cela n'entraîne-t-il pas l'abandon des inventions précédentes, à grand coût pour Apple elle-même?
On le voit bien, à la moindre erreur, Steve Jobs est cuit. C'est pourquoi il choisit de s'exprimer avec des mots très simples, à voix basse et lentement. Le plus simplement du monde, il recourt à une métaphore, celle du cycle de la vie.
«Notre succès repose sur le fait que nous choisissons toujours le cheval à enfourcher avec un soin extrême. Ce choix est avant tout technologique. Nous regardons l'avenir potentiel de chaque avancée potentielle, nous imaginons ce que cela pourrait donner dans les années à venir, vous savez. Il faut comprendre. La technologie, ça fonctionne en cycle, en quelque sorte. Chaque innovation a son printemps, son été, son automne et, vous savez, eh bien, il y a aussi son hiver, ce moment où elle doit se rendre à la tombe. C'est pourquoi nous visons toujours les avancées technologiques qui en sont à leur printemps», dit-il, entre autres.
Steve Jobs indique également qu'Apple se doit de respecter le cycle de la vie des technologies, et donc accepter la mort de certaines inventions, si elle veut elle-même vivre le plus longtemps possible. Et il va jusqu'à dire que chaque lancement de nouveau produit est, pour Apple, «une renaissance».
Bref, il n'utilise pas ici le pathos, ni le logos, mais l'ethos. C'est-à-dire la corde sensible de l'imagination, qui vibre dès qu'on lui soumet une image simple, forte et personnelle. Celle qui, à notre insu, nous fait accorder du crédit à la personne qui s'adresse à nous, quel que soit le fond de son message et notre opinion sur celui-ci.
Voilà. Le secret de Steve Jobs, c'est qu'il maniait comme personne le pathos, le logos et l'ethos. C'est qu'il savait qu'elle corde faire vibrer chez autrui pour lui être sympathique, y compris s'il s'agissait d'un opposant.
Que peut-on retenir de tout cela? Trois étapes à suivre pour devenir un excellent orateur, un peu à l'image de Steve Jobs :
1. Saisissez l'état d'esprit de votre auditoire. Il est primordial, pour faire passer votre message avec efficacité, de connaître l'état d'esprit dans lequel sont les personnes à qui vous allez vous adresser. Sont-elles inquiètes pour leur avenir professionnel, à la suite d'un ratage qui porte à conséquences? Ou sont-elles heureuses d'avoir accompli un bon coup? Idem, vous sont-elles a priori sympathiques, ou au contraire hostiles? Etc. Prenez soin de répondre à toutes ces interrogations.
2. Identifiez la corde sensible à faire vibrer. Vous faut-il jouer avec le pathos? Le logos? L'ethos? Prenez le temps de bien y réfléchir. Et ce, en ayant en tête que, selon les deux chercheurs, la plus importante est l'ethos, car elle permet d'établir votre crédibilité aux yeux de tous. «De l'ethos découle toujours le logos et le pathos», indiquent-ils dans leur étude.
3. Concevez votre message en fonction de la corde sensible privilégiée. À moins d'être déjà un très bon orateur, ne vous aventurez pas à improviser au moment de faire vibrer une corde sensible. Préparez à l'avance l'image qui frappera l'esprit de tous. Oui, soignez la phrase choc que tout le monde retiendra de votre allocution. Et n'hésitez pas à vous servir d'une arme secrète de la rhétorique, toujours efficace, le conduplicatio, soit la répétition de mots-clés ou de phrases marquantes.
En passant, le philosophe grec Théophraste disait : «Il vaut mieux se fier à un cheval sans bride qu'à un discours sans ordre».
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