Prendre la parole en public. Devant son équipe, devant des partenaires, devant des clients. Cela donne toujours des sueurs froides : «Et si je me mettais à bafouiller?», «Et si je perdais le fil de mes idées?», «Et si… Et si… Et si…», se dit-on immanquablement. Pas vrai?
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D'où l'intérêt de se sentir plus à l'aise lorsqu'il nous faut nous exprimer oralement devant plusieurs personnes, lorsqu'il nous faut, oui, défendre nos idées ou notre point de vue. D'où l'intérêt, donc, de se plonger dans un livre aussi fascinant que Convaincre comme Jean Jaurès – Comment devenir un orateur d'exception (Eyrolles, 2014) de Yann Harlaut et Yohann Chanoir.
En effet, il y est décrit avec élégance l'homme qu'était Jean Jaurès, ce parlementaire socialiste féru de pacifisme, cet orateur hors-pair qui, par la seule force de sa verve, avait réussi à renverser des lois et même des gouvernements. Mais surtout, on y trouve des conseils pour devenir, à notre tour, un brillant orateur, à l'image de Jean Jaurès.
Pour vous, voici quelques extraits de ce livre remarquable, ainsi qu'une série de trucs pratiques inspirés de Jaurès…
«Il y a cent ans, Jean Jaurès tombait à Paris sous les balles d’un fanatique. Une détonation a suffi à faire taire l’homme et à briser une voix claire à la portée universelle. C'était le vendredi 31 juillet 1914…»
(…)
«Depuis vingt ans, Jaurès exerce une influence sur les décisions politiques de la France tant par ses discours enflammés que par ses éditoriaux et ses articles dans L’Humanité. À 55 ans, il est une personnalité politique de premier plan.
«Certes, il n’a exercé aucune fonction ministérielle, mais le député du Tarn est un agitateur d’idées. Par exemple, son discours du 21 novembre 1893 à l’Assemblée nationale a fait imploser le gouvernement de Charles Dupuy . Sa plaidoirie lors du procès du journaliste Gérault-Richard en novembre 1894 a contraint le président de la République Casimir-Perier à démissionner.
«L’homme est redoutable et redouté. Un observateur des milieux parlementaires note dès 1893 : «Les conservateurs disent que M. Jaurès est un orateur de talent et qu’il est capable de faire une révolution.»
«Les élections législatives de mai 1914 ont permis à son parti, la SFIO (Section française de l’Internationale ouvrière) de remporter une centaine de sièges et de devenir le deuxième groupe parlementaire à l’Assemblée nationale. Si le parti de Jaurès est encore exclu des décisions, situé à l’extrême gauche de l’échiquier politique, il ne fait aucun doute que les idées socialistes vont bientôt devenir des actions portées à l’échelle nationale. Bientôt Jaurès ne s’opposera plus seulement à des lois qu’il juge iniques, il collaborera à leur rédaction, mènera les débats et assurera leur promulgation.
«C’est avec ardeur qu’il s’est opposé à la «loi des trois ans» de service militaire, nouvelle escalade vers une future guerre. Le 25 mai 1913 au Pré-Saint-Gervais, Jaurès a fait un discours enflammé devant cent cinquante mille personnes. Mais la loi a été votée et les nations européennes se croient toutes prêtes à mener la guerre.
«Fin juin 1914, à la suite de l’attentat de Sarajevo, la situation internationale s’est tendue. Intraitable, l’Autriche-Hongrie, soutenue par l’Allemagne, a lancé un ultimatum à la Serbie. Jaurès est alors à Bruxelles pour la réunion de la deuxième Internationale socialiste. Apprenant la mobilisation des Russes qui s’engagent à soutenir le petit État balkanique, il est revenu en France pour demander au président du Conseil, René Viviani , d’éviter tout incident avec les troupes allemandes massées aux frontières.
«Le 31 juillet 1914, Jaurès se rend au journal dont il est le fondateur et le rédacteur en chef. La situation l’inquiète profondément. Avec ses amis journalistes et politiques, il cherche des solutions. Il est sidéré par les événements qui s’enchaînent et se déchaînent. L’Europe entière vient de décréter la mobilisation générale.
«Jaurès veut contrer ce flot de l’Histoire : c’est son devoir d’intellectuel et d’homme politique. Il faut du sang froid, de la clarté, des nerfs d’acier. La veille, il a écrit dans L’Humanité que «le péril est grand, mais il n’est pas invincible». Il n’y a pas de fatalité pour les hommes optimistes : Jaurès est de cette trempe.
«En ce dernier jour de juillet 1914, il n’y a pas que les esprits qui s’échauffent. La chaleur est lourde et pesante. Dans un restaurant parisien bondé, situé au coin de la rue du Croissant et de la rue Montmartre, Jaurès et ses amis se sont installés à gauche de l’entrée, dos à une fenêtre entrouverte.
«À 21h40, Jaurès est attablé, quand deux coups de feu retentissent. Jaurès tombe, ses amis l’allongent. Un pharmacien présent l’ausculte et n’est guère optimiste. Le pouls est à peine perceptible. Les minutes sont longues avant qu’un médecin n’arrive. Il se penche sur Jaurès, l’examine et manifeste son impuissance : «Je n’ai plus qu’à saluer!» Jaurès est mort, foudroyé par deux balles, dont l’une en pleine tête.
«Toutes les personnes présentes sont atterrées, horrifiées. Devant le café, une foule s’agglutine, puis se disperse. Un cri : «Ils ont tué Jaurès!» se répand sur les boulevards parisiens remplis d’une foule nombreuse. Puis un autre cri émerge : «Vive Jaurès! Vive Jaurès!» ; chacun comprend pourquoi on a tué Jaurès : pour la guerre.»
(…)
«Sa parole politique était portée à l’Assemblée nationale, mais également devant le peuple, lors de grands meetings.
«Le dimanche 25 mai 1913, une importante manifestation est organisée par la SFIO sur la butte du Chapeau-Rouge, au Pré-Saint-Gervais. Le gouvernement a interdit cette manifestation initialement prévue au cimetière du Père-Lachaise.
«Juché sur un camion, tribune improvisée, Jaurès est un orateur véritablement exceptionnel. Sans micro, il tient en haleine une foule de cent cinquante mille personnes. Quel exploit!
«Jaurès est d’abord accueilli par une ovation et commence par s’excuser de ne pouvoir s’adresser directement à tous : «Il est inutile que vous me demandiez de vous parler à tous en même temps». L’un des traits caractéristiques de Jaurès est que, lorsqu’il prend la parole, chacun a l’impression qu’il s’adresse directement à lui. Puis il remercie la foule : «Il n’y a pas de parole humaine qui puisse égaler la force collective de démonstration qui est en vous», rendant le public acteur du discours.
Les images se succèdent :
«Il faudra que M. Poincaré choisisse! Lui et ses gouvernants d’aujourd’hui et de demain devront sortir du marais dans lequel ils se traînent. Il faudra qu’ils reviennent vers le peuple, comme le voyageur égaré revient vers la source pure ; ou bien il faudra qu’ils aillent vers la réaction déclarée […] Le gouvernement et ses amis s’indignent des manifestations militaires qui se sont produites. Or, il y a deux mois que nous publions les extraits des lettres des soldats, et ils disent : “Il y a donc un volcan?” Quoi! Ils n’avaient donc pas vu la fumée?».
Il interpelle, harangue la foule : «Protestez!» Puis il reprend des formules simples et de bon sens :
«Le paysan qui sait l’inutilité de la troisième année de régiment se disait : “J’ai là-bas la terre qui n’a pas besoin d’une troisième année mais d’une année tous les ans”, et il s’élève contre la décision qui le frappe.»
Finalement, il conclut, sous les ovations, que la bataille contre la «loi des trois» reprendra demain. Quelle démonstration magistrale! Il est un orateur connecté à son public ; d’un geste de la main, il l’invite à se calmer ou à s’enflammer grâce à sa voix puissante et vibrante.»
(…)
«Dans le cadre plus feutré du Palais Bourbon, l’orateur Jaurès est tout aussi redoutable. Le mardi 17 juin 1913, il prend officiellement la parole pour un discours magistral, grand moment d’éloquence parlementaire. Loin de s’opposer frontalement, Jaurès propose des alternatives plus efficaces «à tous les points de vue, au point de vue financier, au point de vue militaire, au point de vue social».
«Il cite Machiavel : «L’histoire se rit des prophètes désarmés.» Et le voilà qui se retrouve partisan d’un réarmement. En effet, si Jaurès ne défend qu’un seul objectif : «la paix définitive», il reconnaît qu’il faut «accroître la puissance défensive de la France».
«Comment? «Par l’éducation de la jeunesse, par l’organisation des réserves, par l’armement du peuple sur place, par le perfectionnement de tous les moyens techniques de mobilisation et de concentration.» Le problème n’est pas le nombre de soldats, mais la logistique.
«Jaurès formule devant ses collègues députés les idées présentées dans son livre L’Armée nouvelle sorti deux ans plus tôt :
• réduire la durée du service militaire mais augmenter le nombre de réservistes ;
• organiser des milices citoyennes à l’instar de la Suisse ;
• armer les citoyens pour défendre leur territoire.
«Après un mois et demi de débats, le projet de loi est voté le 19 juillet 1913 à 23h par 358 voix contre 204. Le Sénat ne fera guère d’opposition et le texte sera adopté.»
(…)
«Jaurès est un intellectuel de haut niveau, brillant, imprégné de philosophie, ayant nourri sa culture aux sources des auteurs latins qui restent pour lui une référence dans la construction de la pensée. Il ambitionne de positionner l’être au cœur de tout questionnement, notamment autour de la question centrale de l’avenir de l’Humanité.
«Intellectuel, journaliste, entre réflexion et action, il s’ouvre au monde et tire profit de toutes les expériences, capitalisant sur ses succès mais également sur ses échecs. Il devient un véritable animal politique, privilégiant l’action en cohérence avec la pensée. Pour lui, il n’y a pas au fond d’opposition entre l’intuition et la raison.
(…)
«Jaurès incarne autant la pensée que l’action, autant la réflexion que la transmission. Il a eu la volonté d’agir, de se donner aux grandes causes sans savoir quelle récompense lui réservait cet engagement. Jaurès incarne ainsi un leadership de la mobilité et du renouvellement.»
Voilà. De ce remarquable orateur, nous ne conservons malheureusement aucune source sonore, et ce manque n’est pas lié à un défaut de technologie. Jaurès a eu des demandes d’enregistrement qu’il a rejetées, arguant du fait qu’il avait besoin «de visages» pour composer. Cette anecdote montre à quel point Jean Jaurès peut être une figure inspirante pour qui est appelé à parler en public.
La preuve? Voici trois conseils pour donner davantage d'impact à vos prochaines interventions en réunion ou, de manière plus générale, en public :
> Soyez fédérateur. Jaurès a su s'imposer comme la figure majeure du socialisme français naissant. Pourtant, il n'était poussé par aucune logique carriériste et n'avait aucune volonté de s'imposer en pactisant avec ses opposants. C'est qu'il était l'homme du consensus, celui qui réussissait la synthèse entre république et socialisme, entre patriotisme et internationalisme, entre marxisme et héritage de la Révolution française. Il était capable de fédérer autour de lui paysans, ouvriers, artisans ainsi qu'intellectuels et fonctionnaires. Bref, il savait parler à chacun comme à tout le monde, en même temps.
> Soyez un éveilleur de conscience. Jaurès n'a jamais hésité à aller à contre-courant de l'opinion publique. Il était un «briseur de chaînes», par la seule force de ses paroles. Il mettait sa pensée et ses mots au service de son action. Il avait le cran «de comprendre le réel et d'aller à l'idéal».
> Communiquez sur trois niveaux. Jaurès donnait de la portée à sa parole en communiquant sur trois niveaux : faire savoir; faire comprendre; faire partager. Dans ses discours, il débutait ainsi par des faits, il donnait ensuite son opinion et il évaluait enfin les conséquences de ses idées. C'est bien simple, il choisissait ses exemples dans le passé, il interpellait sur le présent, puis il se tournait vers l’avenir.
Prenons un exemple : la fin de son discours du 17 juin 1913 sur la Défense nationale. Il termine par ces mots, qui élargissent le propos tenu à rien de moins que l'échelle… de la planète! «Messieurs, plus vos raisons de fond pour justifier la loi sont faibles, plus vous serez obligés, pour la faire accepter au pays, de hausser le ton, de noircir les couleurs, de prononcer peut-être des paroles imprudentes. Nous avons, messieurs, nous, la conviction profonde que nous travaillons à la fois pour la force de l’armée nationale, pour la puissance défensive de la patrie et pour la paix du monde, à laquelle la République française doit donner son concours.» On le voit bien, pour être convaincant, il faut être convaincu par ce que l’on dit.
En passant, le philosophe français Blaise Pascal a dit dans De l'esprit géométrique : «L'art de persuader consiste autant en celui d'agréer qu'en celui de convaincre».
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