BLOGUE. Au moment où j'écris ces lignes, Nelson Mandela est entre la vie et la mort. Et tout le monde se dit que nous sommes sur le point de perdre l'un des plus grands leaders de l'Histoire. Un homme que nul autre ne saurait, un jour, égaler, tant son leadership était exceptionnel : ce talent lui a permis de faire se soulever tout un peuple pour mettre fin au régime d'apartheid du gouvernement de Frederick de Klerk.
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Et pourtant, mieux vaut ne jamais jurer de rien quant à l'avenir. Car, en vérité, la recette du leadership exceptionnel de Nelson Mandela existe, est fort simple et tient en un seul mot : Ubuntu. Une recette qui comporte juste sept éléments et qui est, comme vous allez vous en rendre compte, à la portée de tout le monde…
Ubuntu, donc. Ce mot vient des langues bantoues de l’Afrique du Sud, et n’a pas vraiment d’équivalent en français. Nelson Mandela a confié en 2006 au journaliste Tim Modise que l'Ubuntu expliquait à lui seul toute sa philosophie de vie. «Il s’agit d’un état d’esprit, d’une attitude envers les autres, qui incite chacun à faire quelque chose de bien, de grand, pour sa communauté», lui a-t-il dit.
Il lui a donné un exemple : «Dans l'ancien temps, quand nous étions jeunes, un voyageur qui passait dans le village n'avait pas besoin de demander de l'eau ou de la nourriture. Lorsqu'il s'arrêtait, les gens lui donnaient de quoi manger et boire et s'occupaient de lui spontanément. C'est là l'un des aspects de l'Ubuntu».
Puis, il lui a indiqué les sept caractéristiques de l'Ubuntu :
> Respect.
> Serviabilité.
> Partage.
> Communauté.
> Générosité.
> Confiance.
> Désintéressement.
Le mot Ubuntu est souvent lié au proverbe «Umuntu ngumuntu ngabantu», qui veut dire «Je suis ce que je suis parce que vous êtes ce que vous êtes», ou d'une manière plus littérale «Je suis ce que je suis grâce à ce que nous sommes tous». L’idée est donc qu’il existe entre les êtres humains une relation particulière qui nous permet de construire notre identité au sein du groupe dans lequel nous évoluons, et cette relation est basée sur la réciprocité et le partage.
Desmond Tutu, un autre prix Nobel de la paix sud-africain, considère d'ailleurs que l’Ubuntu est ce qui caractérise les grands leaders : «Ils sont ouverts d’esprit. Ils sont disponibles pour les autres. Ils leur sont même dévoués. Ils n’ont pas peur des agissements des autres, car ils savent que, nous tous, nous faisons partie de quelque chose de plus grand que nous. Et inversement, ils sont meurtris lorsqu’autrui est oppressé ou torturé», estime-t-il.
C'est durant son long séjour à la prison de Robben Island que Nelson Mandela s'est véritablement éveillé à l'Ubuntu. Il a séjourné là durant 18 de ses 27 années d'emprisonnement, enfermé dans une minuscule cellule aux barreaux blancs et condamné aux travaux forcés dans une carrière de chaux. «Le temps, pour moi, de découvrir qu'il y a en chacun de nous une étincelle d'humanité qui ne demande qu'à sortir au grand jour», a-t-il confié dans son autobiographie.
En prison, il a fait l'admiration des autres détenus, en combattant fermement toute atteinte à sa dignité. Amhed Katrada, l'un de ses codétenus, raconte ainsi qu'il refusait d'appeler les gardiens par le terme baas (patron, en afrikaan), comme ceux-ci l'exigeaient pourtant. Mais surtout, il a eu l'intelligence de chercher à comprendre pourquoi les Afrikaners – en particulier ses gardiens – se comportaient aussi brutalement envers les autres. Il était ouvert au dialogue, à la discussion, alors que d'autres prisonniers membres de l'ANC comme lui refusaient de leur parler, et même de les regarder. Et il a découvert que l'explication était toute simple : la peur.
Oui, les Afrikaners avaient peur de perdre le pouvoir et de ce qu'une majorité noire pourrait leur faire si les Blancs devenaient politiquement minoritaires en Afrique du Sud. Cette peur les poussait à commettre l'innommable, à pratiquer la plus féroce des ségrégations raciales, l'apartheid. Et il en est logiquement arrivé à la conclusion que si l'on voulait que les choses changent au mieux dans ce pays, il fallait combattre cette peur.
Nelson Mandela s'est donc mis à pratiquer l'Ubuntu en prison, auprès de ses codétenus et de ses gardiens. Respect. Serviabilité. Partage. Communauté. Générosité. Confiance. Désintéressement.
Ses efforts se sont révélés payants. Dans son autobiographie, Nelson Mandela se souvient qu'il avait demandé à l'un des codétenus de commencer à "sympathiser" avec un gardien, à savoir de ne plus se montrer buté à son égard et de lui parler quand cela était possible. Le respect a alors commencé à voir le jour entre eux. Progressivement, les autres ingrédients de l'Ubuntu ont été ajoutés dans le lien qui se nouait entre le prisonnier et le gardien. Un exemple frappant…
Un jour, le gardien a dû, poussé par ses collègues, jeter la nourriture du prisonnier par terre et forcer celui-ci à manger à quatre pattes, comme un animal. Il y avait deux possibilités : soit le prisonnier refusait d'obéir, par dignité, et mettait en danger l'autorité du gardien face à ses collègues; soit il obéissait, et acceptait de bafouer sa dignité pour permettre au gardien de faire bonne figure devant ses collègues. Après un long échange de regards entre le gardien et le prisonnier, ce dernier s'est mis à prendre sa nourriture comme un chien. Résultat? Quelques mois plus tard, le gardien demandait discrètement au prisonnier des détails sur ce qu'était l'ANC, admiratif de la bravoure dont faisaient montre les membres de cet organisme.
Ce n'est pas tout. Nelson Mandela cite un autre exemple, encore plus éloquent, celui du colonel Badenhorst. Cet homme était la terreur de la prison de Robben Island. Un jour, il a été muté ailleurs, à la suite de nombreuses plaintes de prisonniers contre ses actes de brutalité. Quelques jours avant sa mutation, il a fait venir le matricule 46664 dans son bureau pour l'informer officiellement de son départ et, surtout, pour finir par lui glisser : «Je voulais aussi vous dire, à vous, "Bonne chance!"». Sur le coup, le prisonnier n'en a pas cru ses oreilles. «C'était là la preuve irréfutable qu'en tout être humain, même ceux qui semblent les plus cruels, il y a un cœur, que ce cœur peut être touché et donc que tout le monde peut, un jour, changer.» La preuve que l'Ubuntu est efficace.
Voilà. Nelson Mandela – l'enfant justement prénommé par son père Rolihlahla ("celui qui arrache la branche de l'arbre", autrement dit celui qui casse tout pour une raison qui lui appartient) – est devenu un leader d'exception parce qu'il a su pratiquer l'Ubuntu à chaque instant de sa vie, y compris les plus tristes. Le plus beau, dans cette histoire, c'est qu'il a montré de la sorte la voie à suivre pour qui entend devenir grand…
En passant, Victor Hugo a dit dans Faits et croyances : «Bon et Grand, même mot».
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