BLOGUE. J’ai eu la chance de rencontrer hier le dalaï-lama et de découvrir un esprit brillant et… déstabilisant. Oui, déstabilisant par ses idées et surtout la manière dont il les fait passer. Pourquoi? Parce qu’il est capable de parler de neuroscience comme de questions métaphysiques pointues, et dans ses explications, de glisser une blague clownesque, d’une gaieté enfantine renversante.
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Un exemple… Assis à côté de lui se trouvait Gregory Baum, professeur à la Faculté d’études religieuses de l’Université McGill, un monsieur très digne plus âgé que lui. Le dalaï-lama expliquait qu’un des points communs de toutes les religions consistait en l'amour et soulignait à quel point il était important d’enseigner cette valeur aux enfants, quand il s’est soudain arrêté dans son discours et s’est tourné vers le professeur montréalais pour lui demander s’il était d’accord avec ce qu’il venait de dire. M. Baum d’opiner, comme de bien entendu, et le dalaï-lama de se précipiter sur lui pour faire semblant de le pousser, en lançant «Une chance, car sinon je vous aurais fait tomber par terre!». Hilare, il a alors laissé le temps à tout le monde de comprendre qu’il plaisantait, une plaisanterie, l’air de rien, sophistiquée, puisqu’elle démontrait son point par l’absurde…
Rien qu’à voir le dalaï-lama, on a envie de rire. Il se promène avec une curieuse visière rouge pour le protéger des projesteurs, à l’image des golfeurs qui craignent d’être éblouis par le soleil. Son visage est sans cesse éclairé par une vive curiosité au bord de la rigolade, comme s’il cherchait en permanence à faire une blague. On dirait un enfant coquin, heureux d’amuser son entourage, et du coup multipliant les pitreries. Le dalaï-lama a lui-même expliqué, un jour, qu’il tenait ça de sa famille. «Tous mes frères aiment se marrer, sauf le deuxième. Notre frère aîné Norbu passait son temps à faire des blagues. Mon autre frère, feu Lobsang Samten, faisait des plaisanteries très salaces, c’était à mourir de rire. Puis moi, mon frère benjamin, ma jeune sœur ainsi que ma défunte sœur aînée, on manque tous de sérieux quand on est ensemble. Notre mère également. Et aussi notre père, colérique, mais très gai.»
Ce trait de caractère familial est révélateur de la joie de vivre du dalaï-lama : «Les sentiments tristes ne durent pas. Comme l’océan, à la surface, les vagues vont et viennent, mais au fond règne un grand calme», a-t-il déjà dit. Un fond dont il a exposé l’un des éléments fondamentaux, hier, à Montréal : la tolérance.
En effet, l’une des valeurs primordiales du bouddhisme – «et de toutes les autres grandes religions», a-t-il souligné –, c’est la tolérance. Le dalaï-lama l’a montré par une réflexion amusante… «Pourquoi Dieu a-t-il créé toutes les religions? Pour mettre Bouddha dans l’embarras? Pour semer la confusion? Pour le plaisir de voir les êtres humains se disputer et se taper desssus pour des questions de croyance?», a-t-il réfléchi tout haut, en singeant, amusé de ses propres gestes, des bonhommes qui se distribuent des coups de poings. «Pas du tout, voyons! Dieu a créé les religions pour nous offrir la possibilité d’avoir différents points de vue sur la vie. Un seul point de vue sur une chose n’est jamais suffisant. En revanche, plusieurs permettent d’avoir une bonne vision de cette chose», a-t-il dit.
Rien de sert donc de rejeter d’emblée la vision du monde d’autrui, parce qu’on y devine une différence qui nous effraie. Au contraire, mieux vaut écouter ce que l’autre a à dire, y réfléchir, puis discuter. Oui, mieux vaut lutter contre sa propre étroitesse d’esprit, son dogmatisme, bref, son intolérance, qui sont, à des degrés divers, des formes d’enfermement dans un schéma mental. Pour cela, il convient de tenter d’accéder à la «pluralité interprétative».
La pluralité interprétative? Il s’agit d’une notion qui ne vient pas directement du dalaï-lama, mais du thème d’un colloque qui s’est tenu à Paris en 2008, au Collège de France. C’est la capacité de «manipuler» ses propres représentations mentales et ses idées pour adopter, au moins temporairement et en imagination, d’autres points de vue que le sien. Une capacité essentielle à développer si l’on souhaite devenir un peu plus tolérant…
Alain Berthoz, professeur au Collège de France spécialisé dans la neurophysiologie, a expliqué à cette occasion-là que le cerveau humain a une propriété «remarquable et redoutable», celle de faire des hypothèses sur son environnement. «Il projette sur lui ses préperceptions, c’est-à-dire qu’il n’attend pas d’interpréter les données du monde extérieur, mais impose d’emblée ses règles d’interprétations, si bien que le monde perçu n’est jamais conforme au monde vécu», dit-il, en ajoutant qu’on peut parler ici de la «tyrannie de la perception».
Qu’est-ce que ça signifie? Grosso modo que notre vision du monde dépend entièrement de nos idées préconçues. Un exemple éclairant : si l’on impose au jeune cerveau des schémas d’interprétation du monde ou d’autrui, et qu’on l’empêche d’avoir une pluralité de points de vue, il aura tendance à préférer ces interprétations a priori; c’est comme cela que des enfants ont pu être si facilement endoctrinés par différents fanatismes religieux et politiques – jeunesses hitlériennes, enfants-soldats des Khmers rouges, etc. – et commettre des abominations difficilement imaginables (tortures et autres mutilations sans raison de compatriotes).
Tout cela correspond à la propriété «redoutable» du cerveau évoquée par le professeur du Collège de France. Heureusement, il y a aussi la propriété «remarquable», à savoir celle d’interagir en bien avec autrui, en tenant compte de son propre point de vue. Ce phénomène se traduit, entre autres, par la sympathie et par l’empathie :
> «La sympathie est le fait d’éprouver de l’émotion pour autrui en restant soi-même. Il n’y a pas besoin de faire de manipulation mentale spatiale, de changer de perspective. On reste dans un point de vue égocentré. L’autre est en face de nous et nous résonnons avec lui», explique M. Berthoz.
> «L’empathie, c’est bien plus complexe. D’après les philosophes allemands, elle consiste à éprouver l’émotion d’autrui en se mettant à sa place, c’est-à-dire en changeant de point de vue, tout en restant soi-même. L’empathie est donc bien plus complexe que la sympathie.
«L’empathie, c’est (a) pouvoir se mettre à la place d’autrui et éprouver ses émotions de son point de vue sur le monde. Cela exige une véritable rotation mentale ou un déplacement de notre corps dans celui de l’autre. Mais c’est aussi en même temps (b) rester soi-même en étant capable d’inhiber l’émotion; il ne servirait à rien que je me mette à souffrir si je veux aider quelqu’un qui souffre! C’est donc un processus dynamique, qui exige que nous nous dédoublions, que nous utilisions un «corps virtuel» pour nous mettre à la place de l’autre : il faut pouvoir éprouver les émotions d’autrui et en même temps pouvoir s’en dégager, les inhiber», poursuit-il.
Voilà, pour faire preuve de davantage de tolérance, il faut se mettre à la place de l’autre. Il faut voir ce qu’il voit lui, et même réfléchir comme lui le fait. Une fois son processus de réflexion compris, nous pouvons mieux saisir ce qu’il cherche à nous dire, et la discussion en est aussitôt enrichie, puisque vous bénéficiez de deux points de vue, le sien et le vôtre. Votre décision en sera nécessairement meilleure.
Comme l’a résumé le dalaï-lama à Montréal : «La faculté de se mettre dans la peau des autres et de réfléchir à la manière dont on agirait à leur place est primordiale si l’on veut apprendre à aimer quelqu’un»…
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