BLOGUE. Avez-vous remarqué, comme moi, à quel point il est parfois difficile de faire changer les autres, que ce soit dans leurs a priori ou leurs petites habitudes routinières? Nos arguments ont beau être solides, rien n’y fait, ou presque, même s’ils vous font quelques menues concessions. Pourquoi? Parce que vous n’êtes pas parvenu à leur faire dire «Aha!»…
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C’est ce que j’ai appris hier en découvrant la toute dernière étude de Manfred Kets de Vries, professeur de leadership de l’Insead mais aussi gourou surnommé «le psy des organisations névrosées». Une étude passionnante intitulée Coaching’s «good hour» : Creating tipping points, qui porte sur un point très particulier, le point de bascule (tipping point, en anglais) qui survient à l’instant précis où le client comprend le changement qu’il doit effectuer en lui pour mettre fin à la situation pénible qu’il connaissait jusque-là, changement, bien entendu, préconisé par son coach.
Qu’est-ce qu’un point de bascule, au juste? C’est un concept qui a été élaboré en 2000 par Malcolm Gladwell, journaliste au New Yorker, pour signifier que des changements mineurs, adéquatement conçus et mis en œuvre, peuvent avoir des conséquences majeures, et ce, dans la vie des gens, des entreprises comme des communautés. L’idée de M. Kets de Vries est ici d’appliquer et de raffiner ce concept au lien qui unit un client et son coach, et que l’on peut très bien étendre, nous, à celui qui existe entre un employé et son manager.
Ainsi, le professeur de l’Insead s’est demandé d’où proviennent, en général, les points de bascule. Ceux-ci peuvent survenir lorsque quelqu’un fait une découverte scientifique : on pense au fameux «Eurêka!» d’Archimède dans son bain et à la pomme d’Isaac Newton. Ils peuvent aussi découler d’un phénomène dénommé «le changement quantique» (quantum change, en anglais), qui correspond à toute modification «brusque et inattendue» résultant de l’onde émise par un choc psychologique ou physiologique. Ils peuvent encore provenir d’une illumination subite, à la manière des mystiques. Bref, ils peuvent avoir toutes sortes d’origine, la seule constante étant qu’ils ont lieu immanquablement au même endroit, le cerveau.
«Les neuroscientifiques s’intéressent depuis de nombreuses années à ce qu’il se passe dans le cerveau au moment précis où l’on fait une trouvaille. Ils ont ainsi appris que l’hémisphère droit – celui de l’intuition, de l’émotion, de la spontanéité et de l’imagination – est alors le principal concerné. Et plus précisément une partie de celui-ci, l’amygdale», indique M. Kets de Vries.
L’amygdale? Pour reprendre Wikipedia, il s’agit du «noyau pair situé dans la région antéro-interne du lobe temporal au sein de l'uncus, en avant de l’hippocampe et sous le cortex péri-amygdalien», lequel «est impliqué dans la reconnaissance et l'évaluation de la valence émotionnelle des stimuli sensoriels, dans l'apprentissage associatif et dans les réponses comportementales et végétatives associées en particulier dans la peur et l'anxiété».
Bon, j’arrête de plaisanter… L’amygdale est grosso modo notre petite boîte de Pandore, oui, c'est un endroit du cerveau très actif chez les personnes anxieuses ou en état de dépression, de phobie sociale ou de stress post-traumatique. Plus on est stressé ou angoissé, plus notre amygdale «travaille», en ce sens qu’elle fait remonter en nous les informations qui y sont logées, informations souvent liées à des traumatismes psychologiques. C’est que nos plus grandes émotions y sont enfouies et prêtes à resurgir à tout moment. «Dès lors, un point de bascule survient chaque fois qu’une émotion associée à une grande frustration s’évapore», estime M. Kets de Vries, en soulignant que «cela n’est pas fréquent».
«Quand un point de bascule se produit chez quelqu’un, il reconnaît tout-à-coup qu’il y avait en lui des notions distordues qui l’enfermaient dans des schémas de pensée étriqués et qui le rendaient malheureux. Il réalise alors qu’il était englué dans des automatismes de réflexion et de comportement qui lui nuisaient plus qu’autre chose. Il saisit qu’il est grand temps pour lui de changer», poursuit le professeur.
M. Kets de Vries est allé plus en profondeur dans ce qu’il appelle «l’anatomie du point de bascule», c’est-à-dire dans la séquence d’événements qui mènent au libérateur «Aha!». D’après lui, la séquence se déroule en quatre phases (cf. l’illustration de la p. 16 de l’étude)…
1. Préparation. Il faut que la personne vive une expérience particulière pour comprendre qu’il y a un problème qui vient d’elle (l’échec d’un projet, un divorce, etc.). Cette étincelle allume alors une braise qui ne demandait qu’à être ravivée pour déclencher un feu réparateur, à l’image du bienfait environnemental des incendies de forêt (les vieux arbres brûlés cèdent ainsi la place aux jeunes pousses vigoureuses…).
2. Incubation. La personne voit le feu grandir en elle et toutes ses peurs soigneusement enfouies dans son amygdale se mettre à danser dans les flammes. Il lui devient alors impossible de nier l’évidence : le problème doit être résolu au plus vite.
3. Illumination. Le fameux «Aha!» se produit à ce moment-là. Car le problème est identifié, il est cerné, il est correctement estimé et perçu, et par suite, la solution devient une évidence. «Mais c’est bien sûr!», s’exclame-t-on alors… «Nous sommes aussitôt prêts à passer à l’action. Toutes les résistances que l’on pouvait avoir jusqu’alors tombent d’un coup. Nos réflexes perdent leur pertinence. Nous sommes en situation de déséquibre, entre la stabilité néfaste d’hier et le nouvel équilibre de demain», explique M. Kets de Vries.
4. Vérification. Une fois l’action entreprise menée à bien, il convient d’évaluer les résultats réels. Puis, de prendre le temps de savourer la nouvelle vision que l’on a de notre environnement, pour ne pas dire de notre nouvelle vie…
Le rôle du coach, ou du manager, dans tout ça? Il est primordial, bien entendu. Sans lui, rien ne peut se produire de bon. Et le «psy des organisations névrosées» est le premier à le souligner : «En tant que coach qui mène son client au point de bascule, vous ne devez jamais oublier que votre seule et unique tâche est de coacher le client. Vous devez l’aider à chercher et à atteindre les buts qu’il veut atteindre. C’est tout», dit-il dans son étude.
«En passant, ne perdez jamais de vue que le franchissement d’un point de bascule se fait toujours avec une forte résistance chez le client. Plus il s’en approche, plus il freine des quatre fers. Mais une fois le cap franchi, il est prêt à courir plus vite que vous», ajoute-t-il, en martelant le fait que le client et son coach doivent impérativement être «des alliés».
M. Kets de Vries termine son étude en beauté, par un conte cherokee… Un vieil Indien explique à son petit-fils qu’il y a en chacun de nous une bataille perpétuelle. «La bataille se déroule entre deux loups. Celui du Mal – l’envie, le regret, l’arrogance, etc. –, bref c’est l’ego. Et celui du Bien – l’humilité, l’empathie, la compassion, etc. –, bref l’esprit», dit-il. Le garçon réfléchit un instant, puis demande : «Grand-père, c’est lequel qui gagne, à la fin?». Et l’ancêtre de rétorquer : «Celui que tu décides de nourrir»…
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