BLOGUE. Supposons que vous êtes fermement persuadé d'une chose, et que votre interlocuteur le soit tout autant, mais du contraire. Supposons toujours – soyons fous! – que vous avez raison, et lui tort. Que devriez-vous faire pour le remettre dans le droit chemin?
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Des faits, des faits, des faits : il n'y a que ça de vrai pour convaincre quelqu'un, pensez-vous sûrement. Oui, il suffit de lui mettre sous le nez des faits incontestables pour l'amener à changer d'opinion. Et pourtant, vous savez d'expérience que ça ne marche pas si bien que ça : ça se saurait, s'il suffisait d'user d'arguments raisonnables pour inciter tout le monde à aller dans le bon sens.
Alors? Que faire? C'est ce qu'ont voulu savoir deux professeurs d'économie de Harvard, Edward Glaeser et Cass Sunstein. Dans leur étude intitulée Why does balanced news produce unbalanced views?, ils ont analysé ce qui se produit lorsqu'on présente à quelqu'un, de manière équitable, deux arguments contraires. De manière équitable? Par exemple, lorsqu'un journal permet à deux experts aux opinions divergentes d'expliciter leurs arguments, chacun disposant d'une pleine page.
Pour ce faire, les deux chercheurs ont concocté un modèle de calcul économétrique visant à simuler l'attitude d'une personne face à deux arguments contraires. Différentes variables entraient en ligne de compte, comme l'opinion de départ de cette personne, la connaissance qu'elle avait du sujet abordé, ou encore la mémoire qu'elle avait des informations liées à ce domaine.
Cela leur a permis de découvrir une chose passionnante :
> Polarisation des opinions. Quelle que soit l'opinion de départ de la personne, celle-ci est confortée dans son opinion quand on lui présente deux arguments contraires.
Autrement dit, plus on présente d'arguments pertinents aux gens, plus on assiste à une polarisation des opinions. Celui qui dit «blanc» va dire encore plus «blanc» à force de se faire présenter des arguments pour et contre son opinion; et celui qui dit «noir» va dire encore plus «noir». Et ce, alors qu'en toute logique une personne mieux informée devrait se mettre à avoir une opinion moins tranchée (à plus forte raison pour celui qui est dans l'erreur).
Intrigués, MM. Glaeser et Sunstein ont tenu à mettre au jour le curieux mécanisme mental qui menait à une telle bizarrerie. En regardant plus en détails leurs résultats, ils ont découvert deux explications :
> Inférence bayésienne asymétrique. Derrière ce terme statistique abscon se dissimule un phénomène très simple. Dans le cas présent, plus quelqu'un a une opinion de départ tranchée, plus la présentation d'arguments pour et contre vont le conforter dans son idée. Pourquoi? Parce qu'il va considérer les arguments favorables comme pertinents, et les défavorables, comme non pertinents, voire comme faux, pour ne pas dire comme carrément mensongers. Ainsi, ce qui devrait normalement l'amener à douter un peu de l'exactitude de son idée a un tout autre effet : ça l'amène à camper encore plus fort sur ses positions, se sentant attaqué de toutes parts. Bref, la passion prend le pas sur la raison.
> Mémoire boomerang. Quand une personne est confrontée à un nouvel argument, elle se met aussitôt à activer sa mémoire pour le comparer à ce qu'elle connaît déjà sur le sujet. Et cela peut avoir pour effet de "réactiver" de vieilles idées oubliées, des idées surtout contre. Résultat? Ces idées qu'on avait inconsciemment enfouies dans notre mémoire nous reviennent brutalement en pleine figure, à l'image d'un boomerang. Bien entendu, on se laisse pas frapper par le boomerang, on l'évite à tout prix, en nous baissant d'un coup ou en plongeant à terre. C'est-à-dire qu'au lieu de tirer un enseignement de ces idées refoulées, nous nous débrouillons pour ne pas les voir, pour ne pas en tenir compte. Et nous nous braquons davantage dans notre opinion de départ.
«L'inférence bayésienne asymétrique et la mémoire boomerang peuvent bien sûr se mettre simultanément à l'œuvre, dans des proportions qui dépendent du contexte», soulignent les deux profeseurs de Harvard.
Maintenant que l'on en sait un peu plus sur le mécanisme de polarisation des opinions face à des arguments contraires, il est aisé d'identifier les moyens à mettre en œuvre pour pallier au problème. C'est ce qu'ont fait les deux chercheurs, en émettant deux suggestions complémentaires :
> Recourez au bon expert. Pour qu'une personne se mette à écouter un argument contraire à son opinion, et non à se braquer davantage, il faut qu'elle perçoive l'expert qui lui est présenté comme quelqu'un de crédible et de pertinent. Car elle aura du respect pour cet expert, et l'écoutera donc.
> Recourez à l'effet de surprise. L'argument présenté par cet expert doit être inattendu. Car ainsi le cerveau de la personne n'activera pas prioritairement la mémoire, mais le raisonnement.
En conséquence, il convient de mettre cette personne en situation d'écoute (elle respecte l'expert qui lui est présenté) et de la déstabiliser totalement par l'argument avancé (elle activera dès lors son intelligence et non sa mémoire, de telle sorte que la raison aura tendance à supplanter la passion).
Vous voilà munis de deux trucs ultrasimples permettant de faire entendre raison aux plus bouchés de ceux qui gravitent autour de vous au travail. À vous désormais d'en user à bon escient!
En passant, le philosophe français du 18e siècle Helvétius a dit dans ses Maximes et pensées : «Les hommes sont toujours contre la raison quand la raison est contre eux».
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