BLOGUE. J’ai un paradoxe amusant à vous soumettre : comment se fait-il qu’il y ait tant de managers incompétents autour de nous? La logique darwinienne voudrait qu’ils soient vite éliminés, et pourtant, on dirait qu’ils pullulent sans frein. Comme s’ils étaient sui generis.
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L’explication? Je crois l’avoir trouvée dans une étude intitulée Managerial ignorance : The detachment-defended terra incognita that fails trust, learning and innovation. Celle-ci est l’œuvre de Reuven Shapira, professeur d’anthropologie et de sociologie, du Western Galilee Academic College, à Acre (Israël). Elle indique comment les managers incompétents parviennent à survivre dans un environnement aussi compétitif que celui de l’entreprise et comment une équipe pénalisée par un mauvais boss à sa tête peut tout de même réussir à briller…
Ainsi, M. Shapira a noté que bien peu d’études portent sur l’incompétence des dirigeants d’entreprise, alors que celles sur leur leadership sont innombrables. Pourquoi? Mystère, car l’incompétence est a priori une plaie dont souffrent à peu près toutes les organisations. Il a donc décidé de creuser le sujet…
Pour cela, il a tout d’abord entrepris une enquête sur le terrain, comme tout ethnologue qui se respecte. Il s’est intéressé au fonctionnement de différentes usines israéliennes, en obtenant la confiance des dirigeants par le fait que, comme la plupart d’entre eux, il avait été un kibboutznik, c’est-à-dire une personne vivant dans un kibboutz, ces villages collectivistes d’Israël développés par le mouvement sioniste sous l’impulsion des idées du socialisme associatif du début du XXe siècle. Cela lui a permis, l’air de rien, de passer du temps à l’intérieur des usines, de côtoyer les ouvriers, d’assister à des réunions de travail, etc. «Les discussions informelles que j’ai eu de la sorte m’ont permis de découvrir que, contrairement à ce qu’ils m’affirmaient, la plupart des dirigeants n’avaient pas vraiment à cœur de dynamiser la performance et la productivité de leur usine», dit M. Shapira.
Puis, le chercheur a procédé à des études ethnographiques en bonne et due forme, cette fois-ci auprès d’une vingtaine d’entreprises implantées dans des kibboutzim. Là, il a effectué des observations détaillées et des entrevues avec près de 200 personnes, dont 33 managers. De plus, il est allé jusqu’à rencontrer une centaine d’anciens employés des ces entreprises, afin de s’assurer d’avoir des témoignages de personnes entièrement libres de parole.
Résultat? «L’incompétence des managers est la source de problèmes opérationnels et techniques, dont l’impact sur le fonctionnement de l’entreprise est indubitable. Elle est parfois si flagrante que cela se traduit par des conflits internes destructeurs. Ces conflits découlent souvent de visions divergentes entre celle du manager et celle de l’équipe, de l’absence de confiance de l’un envers l’autre, ou encore de l’indifférence du manager aux autres», explique M. Shapira.
Après réflexion, le chercheur a mis au jour le cercle vicieux de l’incompétence du manager. Celui-ci peut se présenter comme suit :
> Un nouveau manager prend les rênes d’une équipe. Ce manager est incompétent, et souvent ne le sait même pas, ou du moins, pas encore;
> Faute de connaissances suffisantes dans le domaine où il œuvre, ou bien faute d’autre chose (manque de leadership, etc.), il a le réflexe de ne pas prendre de décision «hâtive» et fait tout pour retarder celle-ci le plus possible;
> Le membres de son équipe commencent à douter de sa capacité à prendre les décisions qui s’imposent;
> La méfiance s’instaure entre le manager et son équipe;
> Des erreurs sont commises, et c’est toujours la faute d’autrui;
> Chacun se retrouve dans une petite bulle, sans moyen de communiquer efficacement avec les autres;
> Le statu quo se met à régner, plus aucune décision n’est prise, l’esprit d’équipe est sur le point de mourir à jamais;
> Un nouveau manager arrive en poste, mais avec en général le même profil professionnel et psychologique, car il a été choisi par les mêmes bosses ignorants de ce qui distingue un bon manager d’un mauvais;
> Et c’est reparti pour un tour!
Redoutable, n’est-ce pas? Et quand on y pense bien, n’est-ce pas bel et bien ce à quoi nous assistons jour après jour au bureau? «Le noeud du problème réside dans la rotation des managers. L’un succède à l’autre, mais comme l’un ressemble tellement à l’autre, c’est comme si rien n’était appelé à changer, pour ne pas dire s’améliorer», dit M. Shapira.
Voilà donc qui explique pourquoi l’incompétence perdure si souvent en entreprise. «Les plus malins des incompétents parviennent à dissimuler leur imposture en prenant peu de décisions, donc en se trompant le moins possible. Et ils sont assez fins politiques pour faire porter le chapeau à d’autres, le cas échéant. Autre atout dans leur poche : les mandats de courte durée. Ils ne restent à un poste qu’un an ou deux, c’est-à-dire sans laisser le temps aux autres de remarquer que la baisse de performance de l’équipe est de leur faute», ajoute-t-il.
Maintenant, que faire face à une telle roublardise? Le professeur d’ethnographie et de sociologie prône tout bonnement de contrer le cercle vicieux du manager par… le cercle vertueux de l’équipe! Un vrai coup de génie qui revient grosso modo à ceci :
> Un nouveau manager arrive et donne rapidement des signes d’incompétence;
> Les membres de l’équipe unissent leurs efforts pour bien lui présenter les dossiers importants, et surtout bien les lui expliquer;
> Ils prennent le temps d’organiser des réunions avec lui pour enfoncer le clou, et veiller à ce qu’il saisisse ce qu’il doit savoir;
> Ils l’impliquent le plus possible dans chaque étape des projets d’importance, en faisant attention à ne pas aller trop vite pour lui;
> Ils lui font sentir que son apport est crucial et déterminant, sans pour autant lui mettre en pression telle qu’elle le paralyserait dans ses prises de décision;
> Ils cherchent avec lui des solutions aux problèmes rencontrés en cours de route;
> Ils le remercient chaleureusement à chaque petit succès enregistré par l’équipe;
> Ils témoignent d’une certaine émotion au moment de saluer son remplacement par un autre manager.
Pas mal, non? Qu’en pensez-vous?
En passant, l’écrivain français André Malraux a eu ce trait d’esprit, des décennies avant l’élaboration du Principe de Peter : «Réussite : accession au dernier poste, c’est-à-dire au niveau d’incompétence»…
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