L'été, je lis autrement, et vous aussi sûrement. C'est-à-dire que je prends plus mon temps pour lire. Comme au ralenti, sous le prétexte inconscient et fallacieux qu'il fait chaud, probablement. Mais cela présente un avantage fantastique : je réfléchis dès lors mieux à ce que je lis, si bien qu'il m'arrive assez souvent de trouver de la substance là où, en temps normal, je n'en aurais pas trouvé.
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Un exemple lumineux : je me suis aventuré à lire une chronique que, sans cela, j'aurais superbement ignorée, poussé que je suis de sans cesse aller droit à l'essentiel. Cette chronique figurait dans une section du New York Times que je ne regarde jamais, celle de l'Éducation. Son titre m'a accroché - How to live wisely? -, tout comme l'identité de son auteur - Richard Light, professeur en enseignement à Harvard. Et tant mieux, comme vous allez le constater par vous-même...
M. Light y présente en effet des exercices pratiques qu'il demande à ses étudiants en première année de faire, dans le cadre d'un cours sans crédit - je le souligne - qu'il a intitulé Réfléchir sur sa vie. L'objectif de celui-ci est d'une redoutable audace : donner l'occasion aux étudiants de Harvard de prendre le temps de réfléchir - pour la plupart, pour la toute première fois de leur cursus ! - sur ce qui les motive vraiment dans la vie, et en particulier dans le métier qu'ils veulent pratiquer d'ici une poignée d'années. Oui, réfléchir à des interrogations existentielles comme «Au fond, qu'est-ce qu'une belle vie? Est-ce une vie productive? Une vie heureuse? Est-ce avoir une belle carrière? Une belle famille? Est-ce d'atteindre tout cela à la fois? Etc.» Et l'air de rien, il a su, à mon avis, trouver une méthode passionnante pour aborder ces questions qui en feraient fuir plus d'un a priori, alors même qu'elles sont fondamentales.
Le principe est simple : trois séances de 90 minutes permettant à un groupe de 12 personnes supervisé par un professeur d'oeuvrer ensemble à partir d'exercices pratiques. En voici les cinq principaux :
1. L'exercice des listes discordantes
Chacun doit dresser une première liste, celle de ce qu'il aimerait faire plus souvent à l'université : ça peut être, entre autres, d'assister à un cours en particulier, de lire sur la pelouse, de passer du temps avec des amis, ou encore d'accomplir du bénévolat sur le campus. Puis, chacun doit faire une autre liste, celle de ce qui occupe vraiment leur temps à l'université, en s'appuyant sur leur agenda des deux dernières semaines. Enfin, chacun doit comparer objectivement les deux listes, avec une ligne directrice en tête : «Ce que je fais correspond-il à ce que j'aimerais faire?»
M. Light l'indique sans ambage : rares sont ceux pour qui les deux listes sont concordantes. En fait, le choc est bien souvent brutal pour les étudiants, lorsqu'ils réalisent combien ils perdent leur temps en futilités.
Du coup, le défi à relever pour chacun est de s'évertuer, dans les semaines à venir, de faire correspondre de plus en plus leur agenda réel à celui de leur rêve. En effectuant un petit changement après l'autre, semaine après semaine.
2. Le test du temps libre
Pour un étudiant, choisir sa discipline majeure peut se révéler d'une incroyable difficulté. M. Light évoque le cas d'une étudiante qui ne parvenait pas à trancher entre politique et science. Le facilitateur du groupe lui a alors demandé des détails sur la manière dont elle passait son temps libre. Réponse : elle avait un rôle actif au sein d'un institut spécialisé en politique, elle s'intéressait de très près aux activités des Nations unies et elle écrivait régulièrement pour The Political Review. Le facilitateur lui a alors fait remarquer ceci : «Euh... avez-vous prononcé une seule fois le mot 'laboratoire' dans tout ce que vous venez de dire?». L'étudiante en question n'a pas compris la remarque, et s'est même un peu fâchée, ne saisissant pas là où voulait en venir celui qui animait la discussion. Mais quelques heures après la séance, celui-ci a reçu un courriel de l'étudiante qui disait juste «Merci».
3. L'épreuve 'Amplitude versus Profondeur'
Chacun doit faire un choix clair et net : «Si cela était possible, préféreriez-vous devenir extraordinairement bon dans un seul domaine ou pas mal bon dans plein de domaines?» Ce choix doit être mûrement réfléchi et argumenté. Une fois cela accompli, chacun doit s'engager à tout mettre en oeuvre pour y parvenir, en commençant par voir comment il peut modifier son agenda en ce sens.
4. L'examen des valeurs fondamentales
Une feuille est présentée à chaque participant sur laquelle se trouvent 25 mots, des valeurs comme 'dignité', 'amour', gloire', 'famille', 'bien-être' et 'sagesse'. Il leur faut alors entourer cinq de ces mots, ceux qui correspondent le plus à leurs valeurs fondamentales.
Puis, il leur est posé une question dérangeante : «Comment vous comporteriez-vous dans une situation où deux de vos valeurs fondamentales entreraient en conflit?» Prenons un exemple... Un étudiant souhaitait à l'avenir être la fois un excellent chirurgien (valeur : 'utile') et un père dévoué (valeur : 'famille'). À partir du moment où celui-ci l'a confié au groupe, la discussion s'est animée, car chacun se sentait directement concerné par ce dilemme. Et s'est en en discutant tous ensemble que des pistes de solutions se sont mises à émerger, enrichissant la réflexion individuelle de chacun.
5. La fable du pêcheur heureux
Une fable est racontée aux participants par le facilitateur, celle du pêcheur heureux. La voici, résumée :
Un pêcheur vivait heureux sur sa petite île. Chaque jour, il allait pêcher quelques heures. Il en revenait chaque fois avec de quoi manger et en vendre à ses amis, puis il savourait le reste de la journée en compagnie de sa femme et de ses enfants, en se faisant un rituel d'une petite sieste à l'ombre d'un palmier. Il avait une vie simple, et n'imaginait pas une seconde y changer quoi que ce soit.
Arrive un récent diplômé de MBA, qui voit tout de suite comment rendre le pêcheur riche. Il lui serait en effet facile de pêcher davantage, de lancer sa petite entreprise de pêche, de distribuer son poisson au marché, d'ouvrir une boutique et - qui sait ? - une chaîne de boutiques à l'échelle du pays, voire de la planète. Le succès pourrait être phénoménal, à un point tel qu'un beau jour il serait en mesure de distribuer gratuitement du poisson aux familles pauvres, et peut-être même de sauver des vies.
«Et puis quoi?», lui a demandé le pêcheur.
«Eh bien... Au lieu de vous vautrer sous un palmier, vous feriez une vraie différence pour ceux qui vous entourent, notamment en nourrissant des bouches affamées. Vous utiliseriez vos talents pour le bienfait de tous. Et en bout de ligne, vous pourriez passer plein de temps avec les vôtres, fier de vous-même», lui a rétorqué l'homme.
L'histoire s'arrête là. Aucune morale ne vient la clore. Pourquoi? Justement parce que chacun se doit de la trouver par lui-même. Après, bien entendu, avoir réfléchi au propre sens de sa vie : vaut-il mieux une vie simple et heureuse ou bien une vie trépidante et couronnée de succès? Lourde interrogation, qui suscite chaque fois nombre de discussions passionnées, d'après le professeur de Harvard. Mais surtout, une interrogation qui permet à chacun de «mieux capitaliser son temps à l'université tout au long de l'année», souligne-t-il.
Voilà. Tels sont les cinq exercices pratiques auxquels se livrent, de manière volontaire, des étudiants de Harvard. Cinq exercices pratiques qui permettent de s'extirper de la trop confortable routine du quotidien au travail, de prendre le recul nécessaire pour juger de ce qui est pertinent et ce qui l'est moins (ou pas du tout), et par suite d'avoir le cran d'apporter les modifications qui s'imposent, pas à pas, sans brusquerie aucune. Cinq exercices pratiques qui, surtout, permettent de cheminer vers davantage de sagesse dans la vie au travail.
Que retenir de tout cela? Ceci :
> Qui entend atteindre la sagesse au travail se doit de se transformer par la pensée en... pomme! Il lui faut mûrir, lentement mais sûrement, en ayant conscience qu'il est fixé - pour son bien - à une branche, que cette branche comporte - pour son bien - plusieurs autres pommes, et que tous ensemble ils forment - pour leur bien commun - un tout qu'est le pommier. Mieux, il lui faut ensuite réaliser que ce pommier est planté dans la terre, laquelle nourrit tout un écosystème. Et donc, que la petite pomme qui mûrit contribue au bien-être de tous, pourvu qu'elle ait l'humilité de s'accepter comme telle et l'intelligence d'accomplir ce pour quoi elle est faite, à savoir mûrir. Jusqu'au jour où, sans tristesse aucune, elle lâchera prise : c'est qu'elle saura dès lors que d'elle naîtront de nouveaux pommiers. Un exercice de pensée qu'il est possible de mener à bien en groupe, sous la supervision, on s'entend, d'un excellent facilitateur, à l'image de ce qui se passe à Harvard.
En passant, l'auteur belge de bandes dessinées Jean van Hamme a dit dans l'album La Magicienne trahie de la série Thorgal : «La véritable force commence par la sagesse».
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