BLOGUE. J’ai regardé cette fin de semaine un excellent reportage de la Télévision Suisse Romande (TSR) diffusé par la chaîne TV5, intitulé «Ces étrangers qui font rire les Suisses». J’y ai découvert la nouvelle vague d’humoristes suisses, qui ont la particularité d’être des enfants d’immigrés. Des enfants paumés qui ont choisi le rire pour parler de leur vécu souvent dramatique et de leurs difficultés d’intégration. Des enfants qui ont eu le cran de s’accepter tels qu’ils sont et de miser sur leur différence pour briller en société. Des enfants d’une intelligence prodigieuse, pour ne pas dire exemplaire pour qui souhaite, comme eux, un jour, mieux se connaître, et par suite, mieux s’épanouir…
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Ils s'appellent Samir, Karim, Abdullay ou Müslüm, et ils détonnent dans le paysage suisse. À l’image d’Abdullay Muse, qui a fui la guerre en Somalie et qui, réfugié en Suisse, a connu les centres jeunesse, de l’âge de 12 ans jusqu’à sa majorité. Hilarant sur scène dès qu’il parle de sa vie cahotique, il émeut quand il n’arrive plus à parler d’une douleur toujours vive en lui – la coupure avec sa famille toutes ces années-là –, face à la caméra de la journaliste.
Autre exemple : Samir Alic. Né en 1989 à Zvornik, en Bosnie-Herzégovine, il a dû, lui aussi, fuir la guerre avec sa famille. A leur arrivée, ses parents ont divorcé, et dès son plus jeune âge il s’est retrouvé en centre jeunesse, qu’il n’a quitté qu’à 15 ans. Personne de ceux qui le connaissaient n’aurait imaginé qu’il se lancerait alors dans le théâtre, mais c’est ce qu’il a fait, poussé par un ami qui appréciait ses blagues et sa joie de vivre. Aujourd’hui, il est la star montante en Suisse…
Comment Samir Alic s’y est-il pris? Dans le reportage, il use d’une image pour raconter comment il conçoit ses sketches, une image qui va bien au-delà, traduisant en réalité la recette de son succès : «Il faut amener de la matière, et tu construits là-dessus, dit-il. Comme une statue de pierre, tu la tailles, tu la façonnes, tu peaufines les détails, et après ça, tu as ton sketch qui est là.»
L’humoriste suisse – sans le savoir – utilise ici une image qui remonte à l’Antiquité. Le philosophe romain Plotin a en effet recouru à l’image de la sculpture de soi dans ses Ennéades pour expliquer que chacun de nous ressemble a priori à un bloc de marbre brut et que, seulement a posteriori, il pourra faire surgir la forme sculptée cachée dans la pierre par un travail sur soi. Comme l’explique d’ailleurs le philosophe français Michel Onfray dans une entrevue accordée au magazine Philosophie : «Nous ne sommes que ce que nous faisons de nous, disent en substance les sages antiques. Savoir ce que l’on est, puis ce que l’on peut être, permet de savoir ce que l’on peut devenir – donc être», explique-t-il.
Michel Onfray? Il est l’auteur, entre autres, du livre intitulé La Sculpture de soi (Grasset, 1991), dans lequel il appelle à «une transfiguration de nos vies par la sculpture de soi», c’est-à-dire par des changements radicaux. Lesquels? Eh bien, cela peut être de retrouver une «vitalité débordante», d’exprimer une «individualité forte» ou encore de développer sa «capacité à la magnificence». En découlera nécessairement un renouveau des valeurs fondatrices de notre société contemporaine : la politesse, l’élégance, la parole donnée, l’amitié, pour ne pas dire les affinités électives chères à Goethe.
Le philosophe y est revenu dans sa récente entrevue, en expliquant comment l’on pouvait concrètement rendre possibles une exploration de soi et une construction féconde de soi. Cela se résume en cinq étapes…
1. La lecture. «L’existence d’un corpus de sagesse ol vieux de trois mille ans contient toutes les pistes existentielles possibles et imaginables ; chacun peut y trouver son compte, en relation avec ce que Nietzsche nomme son idiosyncrasie, soit son tempérament, son caractère», dit M. Onfray.
2. La méditation. «Autrement dit, ne pas lire pour avoir lu, faire assaut de pédanterie, mais ruminer, comme le dit toujours Nietzsche, revenir sur une pensée, en examiner les richesses, les potentialités, les conditions de possibilité.»
3. L’écriture. «Comme Marc Aurèle écrivait des Pensées pour moi-même (que mon vieux maître Lucien Jerphagnon récemment disparu proposait de retraduire par : «Mes oignons…»), chacun doit pouvoir formuler par écrit, consigner sur le papier telle ou telle idée, aller jusqu’au bout d’une idée, noter une maxime.»
4. L’examen de conscience. «Cette technique confisquée par le christianisme à la philosophie antique (comme beaucoup d’autres…) permet de prendre date sur soi-même. Cet exercice ne s’effectue pas dans la perspective d’une autoflagellation, mais dans celle de la mesure de soi : ce que l’on est, ce que l’on se propose d’être, ce que l’on a réussi, ce que l’on a raté, ce qui reste à faire, et tout ce qui autorise la mesure du progrès existentiel.»
5. La pratique. «Vivre sa pensée, penser sa vie et effectuer sans cesse des mouvements d’aller et retour, incarner les idées dans la vie quotidienne qui est le lieu de la philosophie.»
Vous remarquerez que M. Onfray entame le processus de sculpture de soi par l’écrit. Tout d’abord la lecture, puis l’écriture. Exactement le même que celui adopté par les nouveaux humoristes suisses : inspirés par des comiques auxquels ils s’identifient beaucoup (Jamel Debbouze et consors), ils se sont mis à écrire eux-mêmes des textes liés à leur mal-être et à leur décalage par rapport à la société dans laquelle ils vivent ; ce travail ardu leur à permis de prendre «la mesure d’eux-mêmes» ; et ils l’ont mis en pratique en montant sur scène, en «vivant leur pensée».
Fascinant, n’est-ce pas? Qu’est-ce que cela vous inspire, à vous? Et dans votre quotidien au travail?
En passant, l’économiste autrichien Joseph Schumpeter, surtout connu pour son idée de «destruction créatrice», aimait à dire : «Entreprendre consiste à changer un ordre existant»…
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