BLOGUE. Parfois, nos paroles dépassent notre pensée. C'est du moins l'excuse qu'on avance communément lorsqu'on a commis une gaffe, lorsqu'on a dévoilé à tous, à notre insu, le fond de notre pensée. Pas vrai?
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Poussons maintenant la réflexion un peu plus loin : se pourrait-il que nos paroles "malheureuses" renferment des vérités que l'on préfère taire, et même plus que ça, des vérités qu'on ne préfère pas savoir nous-mêmes? Curieuse interrogation, me direz-vous a priori. Pourtant, elle est, comme vous allez vite vous en rendre compte, primordiale pour qui entend devenir un véritable leader.
J'ai mis la main sur une étude passionnante intitulée Self attribution bias of the CEO: Evidence from CEO interviews on CNBC. Celle-ci est signée par Andy Kim, professeur de finance à l'École de commerce Nanyang, à Singapour. Elle montre que ce que l'on dit a beaucoup plus d'importance qu'on ne l'imagine…
Le chercheur a eu une idée de départ intéressante : visionner près de 7 000 entrevues données par des PDG à la chaîne économique américaine CNBC, entre 1997 et 2006, pour regarder si, dans leurs paroles, on pouvait déceler ce qu'on appelle des indices d'überconfiance, c'est-à-dire des indices témoignant de leur excès de confiance en eux (self attribution bias, en anglais).
Des indices d'überconfiance? Ce sont, par exemple, des phrases où le PDG s'attribue personnellement le mérite du succès de l'entreprise qu'il dirige, et des phrases où il attribue au marché, ou encore à la malchance, la mauvaise passe qu'est en train de traverser son entreprise. Grosso modo, quand ça va bien, c'est grâce à lui, et quand ça va mal, ce n'est pas de sa faute.
M. Kim a ensuite procédé à différents calculs pour distinguer l'überconfiance du narcissisme, du simple optimisme, ou encore de la réaction épisodique – tout à fait humaine – d'éviter de s'attribuer tous les torts quand les choses tournent mal. Il a notamment tenu compte de la fréquence à laquelle revenaient les indices d'überconfiance dans les paroles des PDG : il n'y a, d'après lui, vraiment excès de confiance en soi que lorsque cette fréquence est franchement élevée.
Cela fait, le chercheur a ensuite consulté la base de données Execucomp, pour les années allant de 1993 à 2008. L'objectif? Regarder l'évolution de la carrière des PDG überconfiants, en ayant une attention particulière à la période de temps qui a suivi chacun de leur passage à la chaîne CNBC. Enfin, il a observé tout aussi attentivement l'évolution du cours des titres boursiers des entreprises concernées.
Résultats? Accrochez-vous bien…
> Les investisseurs détestent les PDG überconfiants. Rivés à CNBC, les gros investisseurs semblent doués pour déceler les indices d'überconfiance des PDG qui passent en direct à la télévision. Ce flair leur permet de détecter si celui-ci a trop tendance à s'attribuer les bons coups et à trop se défiler à l'évocation des mauvais coups. Et leur réaction ne se fait pas attendre : ils vendent! Ils vendent massivement, au point de faire aussitôt chuter les cours.
> Les PDG überconfiants ne font pas de vieux os. Ils ont beau être de beaux parleurs, les PDG überconfiants sont très vite virés par le conseil d'administration dès lors que les résultats ne sont pas au rendez-vous. Ils se font même virer plus vite que ceux qui ne souffrent pas d'excès de confiance en eux, qui sont, disons, généralement "modérés" dans leurs propos. Il semble donc que, comme les investisseurs, les administrateurs ne s'en laissent pas compter. À noter, de surcroît, que les investisseurs sont les premiers à saluer le renvoi brutal des PDG überconfiants, car le cours du titre de l'entreprise se met alors à bondir d'un coup!
> Les acquisitions effectuées par les PDG überconfiants virent au vinaigre. Du moins, en Bourse. C'est que les investisseurs, conscients que les PDG en question souffrent d'excès de confiance, voient d'un très mauvais œil leur décision d'acquérir une entreprise en vue de la fusionner à la leur. Cette décision, toujours majeure pour l'entreprise, suscite plus d'inquiétudes que d'admiration, et par suite, la réponse en Bourse n'est jamais celle attendue par les hautes directions concernées.
> Le futur est inscrit dans les paroles des PDG überconfiants. Ça peut paraître incroyable, mais M. Kim a découvert une corrélation surprenante entre deux des données qu'il a recueillies. Il a trouvé que plus un PDG überconfiant attribuait les mauvais résultats de son entreprise au fait que l'industrie, elle-même, allait mal, plus il y avait de chances qu'il procède sous peu à une opération de fusion-acquisition.
Que retenir de tout ça? Deux choses…
1. Réfléchissez à ce que vous venez de dire. Les PDG überconfiants se trahissent par leurs paroles. Et pour les identifier, eux et leurs idées cachées, il suffit de les faire parler, en leur demandant notamment de donner des explications, sur tout et sur rien, comme le font à merveille la plupart des journalistes. Si par conséquent vous voulez avoir l'heure juste à votre sujet, faites l'exercice de revenir sur l'une de vos prises de parole récente et tentez d'y détecter vous-même des indices d'überconfiance. Au besoin, demandez de l'aide à une personne en qui vous avez entière confiance.
2. Corrigez le tir, autant que faire se peut. Deux possibilités : vous venez de découvrir que vous êtes überconfiant, si bien que feriez mieux de calmer désormais vos ardeurs dès que vous prenez la parole; ou vous n'êtes pas überconfiant, et feriez mieux, là encore, de faire attention à ce que vous dites, car autrui pourrait se méprendre et croire détecter en vous des indices d'überconfiance. D'où l'intérêt, dans tous les cas de figure, de mesurer maintenant de ce que vous dites. Et mieux, de chercher des explications aux hauts et aux bas de votre équipe ou de votre entreprises qui ne tiennent pas à votre personne. Bref, apprenez à regarder plus loin que votre nombril.
En passant, le tragédien grec Sophocle a dit dans Œdipe à Colone : «Pour agir avec prudence, il faut savoir écouter».
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