BLOGUE. Le bien-être au travail. On en a tellement entendu parler depuis des années que ce terme fait vriller les oreilles aux plus patients et crier à tue-tête les autres. Comme un effet de mode dont on ne veut plus entendre parler.
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Mais de quoi s'agit-il, au juste? Tout d'abord, d'une sensation. On ressent du bien-être lorsque nos besoins corporels, intellectuels et spirituels sont satisfaits, lorsqu'on est dans un état d'apaisement généralisé. Bref, quand on se sent bien dans notre peau et dans notre tête. Au travail, cela correspond aux moments où l'on trouve notre quotidien agréable, c'est-à-dire où l'on aime ce que l'on fait et où l'on fait ce qu'on aime.
Mais voilà, qui peut vraiment dire, de nos jours, ressentir cette forme de plénitude au travail? Et quels responsables des ressources humaines peuvent se targuer d'avoir vraiment réussi à l'apporter aux employés dont ils ont la charge? Personne, bien entendu. C'est d'ailleurs ce qui explique l'attitude de rejet que l'on connaît actuellement dès que le terme "bien-être" est énoncé.
La question saute aux yeux : pourquoi un tel échec? Oui, comment se fait-il que cette généreuse idée de chercher à satisfaire tous les besoins des employés échoue systématiquement, parfois même lamentablement? Quel mystère empêche les employés d'être véritablement heureux, et par suite plus efficace dans leurs tâches?
Pour une raison toute bête : viser le "bien-être" est une erreur. Une grossière erreur. C'est ce que j'ai compris en découvrant La Voie (Fayard, 2011) du philosophe français Edgar Morin, qui vient de sortir en format de poche chez Pluriel.
De fait, le concept de bien-être vise l'individu, je dirais même seulement l'individu. Il écarte du coup une dimension fondamentale de l'être humain au travail, à savoir sa dimension sociale : on ne travaille jamais tout seul dans son coin, mais au sein d'une équipe, voire d'une grande organisation. L'être humain au travail est à lui seul un immense réseau de connexions avec d'autres êtres humains (collègues, bosses, partenaires, clients, etc.), et de sa satisfaction à évoluer au sein de ce réseau dépend directement son bien-être. Autrement dit, il faut non pas viser le bien-être de l'employé, mais son "bien-vivre".
Le bien-vivre? C'est un concept génial développé par Edgar Morin, qui a été formulé pour la toute première fois par Rafael Correa, le président de l'Équateur. Tellement génial que l'on se demande comment on n'y avait pas pensé auparavant. On peut le percevoir comme un nouvel art de vivre au travail, qui entend remédier aux maux dont nous souffrons aujourd'hui.
Quels maux? M. Morin l'a explicité dans une entrevue parue dans Philosophies et pensées de notre temps (Sciences humaines Éditions, 2011)…
«Les sociétés contemporaines ont accompli pour beaucoup ce qui était un rêve de nos aînés : bien-être matériel, confort. Dans le même temps, on a découvert que le bien-être matériel n'apportait pas le bonheur. Pis, le prix à payer pour l'abondance matérielle s'avère d'un coût humain exorbitant : stress, course à la vitesse, addiction, sentiment de vide intérieur. (…)
«Dans les entreprises règnent des clans et des cliques rongés par la jalousie, le ressentiment, parfois la haine. Ces envies et ces haines empoisonnent à la fois la vie de ceux qui sont enviés ou haïs, mais aussi celle des envieux et de ceux qui haïssent. (…)
Bref, «la modernité occidentale a produit la domination d'une barbarie glacée, anonyme, celle du calcul, du profit, de la technique, et a déclenché une "barbarie intérieure" faite d'incompréhension d'autrui, de mépris, d'indifférence.»
Et le philosophe de marteler : «Sur le plan humain, nous restons des barbares : aveuglement sur soi et incompréhension d'autrui». Un constat effarant, mais qui, à bien y regarder, est révélateur de ce qui nous heurte tous, à plus au moins haute échelle, dans notre quotidien au travail. Pas vrai?
La solution? Changer. Changer radicalement. M. Morin invite même à ce qu'il appelle une «métamorphose», qui consisterait à passer de la quête du bien-être à celle du bien-vivre.
«Une aspiration à ce nouvel art de vivre est en train d'émerger dans la société du fait même des maux générés par nos modes de vie actuels. (…) Il s'agit d'une réaction salutaire aux maux de notre civilisation, à la mécanisation de la vie, à l'hyperspécialisation, à la chronométrisation. D'un besoin à la fois de paix intérieure, de plénitude, d'épanouissement», explique-t-il.
D'après lui, le bien-vivre est fondé sur trois principes :
> La qualité prime sur la quantité.
> L'être prime sur l'avoir.
> Le besoin d'autonomie et le besoin de communauté doivent être mariés harmonieusement.
Concrètement, cela peut se traduire par trois champs d'action :
1. Dominer la chronométrie
«Une première tâche consisterait à se libérer de la tyrannie du temps, indique-t-il. Nos rythmes de vie actuels sont fondés sur des courses permanentes. La vitesse, la précipitation, le zapping mental nous font vivre à un rythme effréné. Il faut nous rendre maîtres du temps, ce bien plus précieux que l'argent disait déjà Sénèque.»
Sa suggestion? «De même qu'il existe un mouvement de slow food, il faudrait développer le slow work.» Ce dernier inviterait à «un ralentissement généralisé», et ce, «en combinant sérénité et intensité».
Autrement dit, il nous faudrait, chacun de nous, tenter de travailler d'une toute nouvelle façon, en se donnant deux priorités : chercher à travailler de manière sereine; et chercher à travailler de manière intense. C'est-à-dire trouver notre propre rythme de travail, celui avec lequel on se sent le plus à l'aise.
«Cela signifie qu'il faut développer notre capacité à contenir énervement, rancune, ressentiment, colère, etc. (…) Cela ne peut se faire sans une bonne connaissance de soi. (…) Et pour se connaître, il faut notamment se livrer à une autocritique sans concessions», précise M. Morin.
2. Réduire nos intoxications
«La réforme de nos vies implique aussi de se désintoxiquer de toutes nos addictions», dit-il. Un exemple lumineux : la consommation.
«La société doit aujourd'hui se guérir de la "fièvre acheteuse", de la surconsommation. Cela n'interdit pas des achats de désir et d'enchantement. Bien consommer, c'est en fait apprendre à redécouvrir le goût des choses.»
Appliqué à l'univers du travail, cela revient à chercher à ne plus succomber à nos quêtes futiles, qui nous poussent à faire n'importe quoi et, au fond, nous gâchent la vie. Pour certains, cela peut être d'arrêter de toujours vouloir faire mieux que les autres. Pour d'autres, par exemple d'arrêter de toujours vouloir briller aux yeux du boss. Car cela n'est source que de stress, non pas de véritable satisfaction.
3. Combiner autonomie individuelle et insertion dans la communauté
Nous sommes avant tout des animaux sociaux. C'est-à-dire que nous sommes, certes, des individus, mais des individus qui ne peut évoluer, ni même vivre, sans le groupe. D'où la nécessité, pour qui souhaite trouver davantage d'harmonie dans sa vie, de calmer un peu ses ardeurs individualistes pour s'intéresser davantage à autrui.
Comment s'y prendre? Edgar Morin a son idée sur le sujet : «Notre condition humaine suppose une alternance entre des "états prosaïques" et des "états poétiques", qui sont les deux polarités de nos existences», dit-il.
Par état prosaïque, il entend «les activités et contraintes obligatoires qui s'imposent à nous». Et par état poétique, «les moments de création, de fête, de dialogue, de partage et d'amour». «Les deux se succèdent et s'enchevêtrent dans la vie quotidienne : sans prose, pas de poésie», souligne-t-il.
«Tout cela nécessite une pleine conscience des besoins poétiques de l'être humain. Il faut s'efforcer d'atténuer les contraintes, servitudes et solitudes, de s'opposer à l'envahissement grisâtre de la prose, de façon à permettre à chacun d'exprimer son potentiel poétique.»
Tout est dit dans cette dernière phrase, à mon avis. Si un manager veut vraiment permettre à chacun des membres de son équipe de dépasser la quête du bien-être pour viser celle du bien-vivre, il lui faut :
1. Atténuer les contraintes, servitudes et solitudes (ex.: la continuelle pression du temps, etc.).
2. S'opposer aux nuisances du quotidien au travail (ex.: la présence de collègues toxiques, etc.).
3. Favoriser l'expression du plein potentiel de chacun (ex.: la prise d'initiative, etc.).
Voilà. C'est aussi bête que ça. En changeant de paradigme – le passage du bien-être au bien-vivre –, on découvre très vite de nouvelles façons de rendre les autres plus heureux au travail, de nouvelles façons surtout plus efficaces que celles généralement envisagées jusqu'à présent.
En passant, le penseur jésuite Baltasar Gracian aimait à dire : «Pour vivre, laissez vivre».
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