BLOGUE. Comme moi, vous avez probablement en tête l’idée solidement ancrée qu’il vaut toujours mieux prendre les devants. Oui, prendre les devants quand il s’agit de séduire la fille (ou le gars) qui nous a tapé dans l’œil, car rien ne sert qu’un autre (ou une autre) le fasse avant nous. Ou encore, quand il est question de lancer un nouveau produit ou service, car mieux vaut prendre de vitesse la concurrence. Et ce que vous ne saviez pas – et moi non plus jusqu’à hier –, c’était que vous vous… trompiez lourdement!
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Eh oui, contrairement à ce qu’on imagine a priori, être le premier n’est pas toujours un avantage. Il est même plus souvent un désavantage qu’un avantage. C’est ce que j’ai appris dans une étude passionnante intitulée The myth of first mover advantage, signée par Erik Darner, analyste, et Justin Pettit, vice-président, d’IHS Consulting, une firme de conseil internationale dont le siège social est établi à Douglas County (Colorado).
Je vous vois sourciller d’ici. Si, si… Je sais que vous avez en tête plusieurs exemples d’entreprises qui ont réussi de beaux coups rien que parce qu’elles avaient mis sur le marché leur produit ou leur service avant les autres. Je le sais, et vous avez raison, il en existe : pensons à Kleenex, qui, parce qu’il a été le premier à vendre des mouchoirs en papier a imposé sa marque. Les deux analystes sont d’ailleurs les premiers à le reconnaître : être un pionnier comporte des avantages indéniables…
> Des économies d’échelle. Le fait d’être prédominant dans le nouveau marché que l’on vient de créer permet de réduire les coûts de fabrication du nouveau produit à mesure que celui-ci séduit les consommateurs.
> Des gains en productivité. À mesure que le temps passe, l’entreprise améliore sa façon de fabriquer le nouveau produit, et ces gains en productivité croissent un peu plus vite que ceux de la concurrence.
> Des primeurs. Premier arrivé, premier servi, dit-on. Par exemple, quand les ressources sont rares (l’emplacement d’une nouvelle boutique), le premier a clairement un avantage sur les autres (qui doivent se contenter d’emplacements moins intéressants).
Le hic? Le temps, d’après ce qu’ont découvert MM. Darner et Pettit. «Le temps joue en défaveur du pionnier au profit de ses compétiteurs», indiquent-ils dans leur étude.
Une étude datant de 1999 appuie leur propos. Intitulée First mover advantage and the speed of competitive entry, 1887-1986, elle est signée par Rajshree Agarwal et Michael Gort. Elle porte sur 46 produits réellement novateurs qui ont été lancé durant le siècle dernier, et montre clairement que le temps que les concurrents mettent à rattraper le pionnier ne cesse de diminuer : là où au début du XXe siècle il fallait en moyenne 33 années pour récupérer son retard, il n’en faut plus maintenant que 3,4 années. Un exemple lumineux est celui du phonographe, les concurrents ayant dû attendre 33 ans avant de faire jeu égal avec le pionnier, et celui des CD, les autres ayant tutoyé le pionner après seulement 3 années.
Comment expliquer ce phénomène? Par cinq macrotendances, d’après les deux analystes :
> L’information circule plus vite dans un marché maintenant globalisé;
> Les nouveaux marchés suscitent tellement l’intérêt des consommateurs qu’il y a plus rapidement qu’auparavant de la place pour les concurrents;
> Les percées technologiques et scientifiques circulent plus vite et plus facilement que jamais, si bien qu’une innovation radicale ne les plus pour très longtemps, aujourd’hui;
> Les employés changent plus vite de job et d’entreprise qu’auparavant, et avec eux, leurs idées et connaissances;
> La compétition entre entreprises est aujourd’hui si féroce et fluctuante que les compétiteurs d’hier ne seront pas ceux de demain, si bien que la concurrence provient maintenant de n’importe où, notamment de l’extérieur de son «marché naturel».
Résultat? «Maintenant, on découvre les avantages de suivre le pionnier, des avantages encore méconnus», considèrent MM. Darner et Pettit. Un exemple concret : la première couche jetable pour bébé s’appelait Chux ; elle a été suivie par Pampers, de Procter & Gamble… Un autre exemple, tout aussi frappant : Kodak a inventé l’appareil photo numérique dans les années 1970, mais n’a pas cru à son intérêt commercial, le mettant en vente au prix exorbitant de 20 000 dollars ; la semaine dernière, Kodak s’est mise en faillite…
Les deux analystes ont identifié plusieurs avantages principaux à suivre le pionnier :
> Le suiveur peut se mettre à imiter le produit du pionnier, et ce à moindres frais et moindres coûts;
> Le suiveur peut même faire mieux que le produit du pionnier, en améliorant l’une de ses caractéristiques réclamée par les consommateurs;
> Le suiveur peut évaluer si le nouveau marché créé par le pionnier mérite ou pas d’être investi, et donc éviter de perdre de l’argent dans une «trouvaille» sans guère d’intérêt commercial;
> Le suiveur peut apprendre des erreurs du pionnier, et ainsi éviter de lourdes dépenses;
> Etc.
Alors, comment faire pour peser le pour et le contre? Que vaut-il mieux : être le pionnier, ou bien le suiveur? Est-ce que, comme nombre de timorés aiment à le dire et le répéter, «ça dépend des cas»?
Pour avoir les idées claires à ce sujet, les deux analystes d’IHS Consulting se sont plongés dans quantité d’études et ont scruté à la loupe nombre de cas vécus. Et ils en ont tiré plusieurs enseignements, que je vais partager avec vous de ce pas. Pour que le pionnier ait un réel avantage sur ses compétiteurs, il faut que les conditions suivantes soient toutes réunies – je souligne, «toutes» :
> Il faut que le nouveau produit présente de réelles économies d’échelle pour le pionnier, et que celles-ci soient moins vraies pour les suiveurs;
> Il faut que le fait d’arriver le premier sur le nouveau marché entrave la pénétration des suiveurs dans celui-ci, et donc que les «ressources» y soient limitées;
> Il faut aussi que les consommateurs aient du mal – techniquement ou affectivement – à changer de produit en faveur de l’un de ceux des suiveurs.
On le voit bien, il est extrêmement rare que ces trois conditions soient réunies lors du lancement d’un tout nouveau produit ou service. Car cela suppose que l’innovation en question soit une sorte d’ovni dans un marché de niche si pointu que rares étaient ceux qui avaient perçu son existence-même.
Peut-être avez-vous toujours du mal à croire ces analystes. Peut-être que quelques exemples finiront de vous convaincre. Des exemples concernant Apple…
Apple? Un remarquable pionnier, n’est-ce pas? L’exemple-même du pionnier à qui tout réussit. Eh bien, pas du tout! Vraiment pas du tout! Apple est, en réalité, l’exemple-même… du brillant suiveur!
Vous souvenez-vous du Simon d’IBM? Non? Pas étonnant. C’est le nom du tout premier cellulaire intelligent, concocté par IBM en 1993. Cette innovation a procuré aux actionnaires d’IBM un gain évalué sur le coup à 8%. C’est bien. Mais que dire des performances des suiveurs : Nokia, avec son 900, en 1986 – gain de 18% ; et Apple, justement, avec son iPhone, en 2007 – gain de 117%?
Idem, vous souvenez-vous de l’inventeur de la tablette numérique? Non? C’est Microsoft, avec sa tablette PC sortie en 2000, qui a déclenché une perte aux actionnaires évaluée à 18%. Ont suivi, encore une fois : Nokia, avec son 770, en 2005 – gain de 41% ; et Apple, avec son iPad, en 2010 – gain de 56%. CQFD.
«Être le pionnier peut, bien entendu, procurer certains avantages immédiats. Mais, ceux-ci s’estompent vite et disparaissent complètement au bout de quelques temps, voire tournent au désavantage du pionnier», disent les deux analystes, en soulignant que «les coûts liés au fait d’être le premier excèdent dans la grande majorité des cas les bénéfices, sur le plan économique».
Quelle découverte, n’est-ce pas? Mieux vaut donc ne jamais prendre les devants, car on va forcément en payer le prix, tôt ou tard. Certes, on aura ainsi attiré l’attention de celui (celle, ou ceux) à qui l’on veut plaire, mais cette «touche» ne sera qu’éphémère. Et pour que ça dure, il faudra déployer des efforts incommensurables : redoubler d’ardeur dans ses opérations de séduction, innover sans cesse pour maintenir la flamme, jouer des coudes pour tasser les rivaux, etc. Si bien que se posera, un jour ou l’autre, la terrible question : «Tout cela en vaut-il vraiment la peine?». Une question qui scellera votre destin, comme nombre de pionniers avant vous…
En passant, l’écrivain ivoirien Ahmadou Kourouma a écrit dans En attendant le vote des bêtes sauvages : «Avant de créer une chute, le fleuve se calme et crée un petit lac»…
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