Aujourd'hui, j'ai une idée à vous soumettre. Une drôle d'idée. Que diriez-vous si vous supprimiez toute hiérarchie au sein de votre équipe? Et mieux, au sein de toute l'entreprise? Ce serait une belle pagaille, n'est-ce pas? Eh bien détrompez-vous, si vous croyez ça! Car ce sera probablement un passage obligé pour les entreprises de demain qui voudront briller.
Vous vous dîtes peut-être que je suis tombé sur la tête. Que c'est là une idée ridicule. À tout le moins, utopique : jamais une telle façon de diriger une entreprise ne fonctionnera réellement. Alors, laissez-moi vous raconter l'histoire de Lippi, l'actuel numéro 2 du marché de la clôture métallique en France, qui affiche un chiffre d'affaires annuel de 57 millions de dollars (20% à l'exportation) et compte 240 salariés. Car cette histoire-là va vous passionner…
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En 2008, les deux frères Julien et Frédéric Lippi ont pris les rênes de l'entreprise familiale, établie à Mouthiers-sur-Boëme, en Charente (France). Les affaires de cette entreprise cinquantenaire allaient mal, essentiellement en raison de la récession économique mondiale. Les deux trentenaires étaient diplômés de l'École supérieure de commerce (ESC) de Bordeaux et avaient fait leurs premières armes chez Rank Xerox (bureautique) et Logix (construction) pour Julien, et chez Bull (informatique) et PSA (automobile) pour Frédéric. Et ils avaient à cœur d'effectuer les changements nécessaires pour redresser la barre, sans savoir a priori lesquels.
Ils avaient une conviction : pour s'en sortir, il fallait faire entrer la PME de métallurgie dans la modernité, et cette modernité se caractérisait avant tout par une démocratisation sans précédent de la communication, grâce à l'avènement d'Internet. «Les médias sociaux ont libéré la parole à l'échelle de la planète, et pourtant, il semble que cela ne se vérifie pas dans les entreprises. Pourquoi donc?», se sont-ils interrogé.
Voilà pourquoi ils ont décidé de former tous les employés, de l'assistante au soudeur, au Web, et mieux, aux médias sociaux. Et ce, même si personne ne voyait à quoi cela pouvait bien lui servir dans son quotidien au travail. L'idée des frères Lippi était, en vérité, fort simple : encourager chaque employé à devenir un ambassadeur de Lippi sur les médias sociaux, et par le fait même accroître son engagement. En effet, à partir du moment où quelqu'un a la possibilité de montrer à tout le monde, via les médias sociaux, comme il fait bien son travail, et comme ses collègues font bien le leur, il en retire automatiquement une grande fierté; et qui dit fierté, dit engagement.
Bien entendu, il y a eu des résistances. D'autant plus que nombre d'employés pensaient perdre leur temps à pianoter sur le clavier d'un ordinateur et que les deux nouveaux dirigeants s'étaient gardé de dévoiler leur tactique managériale. Mais à mesure que les uns et les autres découvraient le potentiel des médias sociaux, ils y ont pris goût : un jeune ouvrier a même demandé à pouvoir devenir community manager.
Résultat? La parole s'est libérée au sein de Lippi, si bien que les uns et les autres ont commencé à dire ce qu'ils pensaient vraiment aux autres. Les bonnes choses comme les moins bonnes, mais toujours de manière constructive. «Le pari, c'était qu'en encourageant de façon consciente la communication entre chacun de nous, chacun le ferait dans le respect des autres. Chacun se montrerait bienveillant. Chacun transposerait son attitude positive des médias sociaux à l'atelier», explique Frédéric Lippi dans le magazine français L'Usine nouvelle.
La mayonnaise a pris. En conséquence, les deux frères ont procédé à de nouveaux changements, inspirés du lean management (une méthode d'organisation du travail née au Japon, qui entend mettre à contribution l'ensemble des employés afin d'éliminer toute forme de gaspillage) :
– Responsabilisation. Chacun est responsabilisé dans son travail. Dès qu'une anomalie est détectée, une solution collective et spontanée est aussitôt recherchée et mise en œuvre au plus vite.
– Optimisme. L'accent est systématiquement mis sur ce qui se fait de bien chaque jour, plutôt que ce qui pourrait être mieux fait de temps en temps.
– Polyvalence. Chacun est incité à s'intéresser au travail des autres, et même à y contribuer autant que possible. Ce qui amène chacun à devenir polyvalent. «Ça offre des perspectives de carrière plus intéressantes aux ouvriers, et nous permet de revenir à une organisation plus artisanale, moins taylorisée, où chacun a la responsabilité de la qualité des produits livrés», souligne Frédéric Lippi.
Ces changements ont porté fruits. Ils ont permis de «conforter les bases financières» de la PME et d'«asseoir la légitimité» des nouveaux dirigeants, selon les deux frères. Mis en confiance, ces derniers ont alors procédé à une véritable révolution!
Un matin, ils ont convoqué tout le monde sans prévenir, et là, ils ont annoncé la fin de toute forme de hiérarchie. Oui, vous avez bien lu. Plus de patron, ni de boss. «Pour nous, c'était une façon de remettre les compteurs à zéro, de casser la sédimentation historique. À chacun de faire la preuve de son expertise et de son leadership, de convaincre les autres de travailler avec lui», dit Frédéric Lippi.
«Je suis d'avis qu'un leader n'est pas un leader en tous lieux et à tout moment. Selon la situation, celui qui se sent compétent se saisit du problème et entraîne les autres. À chacun aussi de choisir sa voie, d'aller vers le métier où il se sent le plus productif et pas celui auquel on l'a prédestiné», analyse-t-il.
Bref, il fallait déconstruire pour recréer une vision commune. «Nous voulions passer d'une organisation de type "tortue romaine" à une organisation de type "banc de poissons", où chaque individu a la faculté de suivre la nourriture et de se positionner de manière équidistante par rapport aux autres, si bien qu'en cas de pépin celui qui est directement confronté au problème engage nécessairement les autres à bouger eux aussi. Ces notions d'équidistance, d'équité et d'engagement collectif au service de la bonne marche de l'entreprise sont fondamentales, car chacun doit être en mesure de contribuer à l'évolution de l'entreprise. Ce qui fait que chacun a besoin de mobiliser, parmi les forces qui l'entourent, celles qui sont les plus adéquates», poursuit-il.
Fascinant, n'est-ce pas? Pour ma part, j'adore cette image du traditionnel troupeau de moutons qui suit bêtement son gardien, au besoin en se faisant mordre les pattes par un chien méchant, qui devient un banc de poissons, doué d'une intelligence collective à même de permettre à chacun d'éviter de se faire croquer par les requins affamés. Oui, j'adore l'audace d'une telle transformation organisationnelle, que l'on peut résumer en quatre étapes :
1. Élargir le champ culturel de chaque employé. Cela se fait en connectant chacun à des sources d'informations variées en lien avec son métier, et en agrandissant le réseau de ses contacts au sein de l'entreprise.
2. Élaborer une vision commune. Une fois que chacun a une meilleure compréhension de l'écosystème dans lequel il évolue, il lui devient possible de se concerter avec les autres pour déceler la voie souhaitable et souhaitée à suivre pour permettre à l'entreprise de progresser.
3. Implanter des plateformes collaboratives. Une fois la vision établie, il convient de passer à l'action. Tous ensemble. Ce qui signifie qu'il faut adopter de nouvelles façons de travailler en équipe, basées sur la collaboration, et non plus sur la hiérarchie.
4. Favoriser l'émergence des leaders naturels. En fonction de la situation, certains sont plus à même de prendre les choses en mains que les autres. Du coup, le leader hiérarchique n'est pas toujours le mieux placé pour résoudre certains problèmes : mieux vaut qu'un autre s'en occupe à sa place, soit le leader dit naturel. «L'idée, c'est de permettre à ceux qui en ressentent le besoin d'agir comme des animateurs d'équipe, d'avoir le cran de s'avancer et de s'affirmer comme la bonne personne pour le problème rencontré. Et pour ce faire, le meilleure système est celui de la cooptation : celui qui s'avance tire sa légitimité de l'appui exprimé par les autres, et c'est tout», explique Frédéric Lippi.
Bon. Mais, est-ce que ça marche vraiment, ça? «Attention, ce n'est pas une baguette magique! C'est un processus qui est long. Cela implique de réorganiser l'entreprise en plus petites entreprises à l'intérieur de la PME. Des micro-entreprises réunies autour d'une problématique homogène, dans lesquelles on trouve des équipes pluridisciplinaires qui ont confiance entre elles, qui s'auto-coordonnent pour prioriser leurs actions», dit-il. Et d'ajouter : «On ne peut pas emmener les gens vers de beaux résultats à marche forcée et pieds nus. Il faut avoir conscience que des employés vont être déroutés, qu'il s'agit d'une transformation difficile et exigeante, mais nullement impossible à mener à bien».
Comment les employés ont-ils effectivement réagi? Eh bien, ils ont beaucoup réfléchi à la notion de leadership, et après mûres réflexions, ils ont rédigé ce qu'ils ont dénommé Le Manifeste du leadership, qui vise à indiquer à ceux qui veulent prendre les choses en mains la meilleure attitude à adopter envers les autres. Ce manifeste tient en huit points :
1. Arrêtez de nous prendre pour des imbéciles. Nous voulons suivre des leaders qui considèrent que la parole de chacun a de l’intérêt.
2. Arrêtez de penser que vous êtes payés pour avoir réponse à tout. Nous voulons suivre des leaders qui comprennent qu’ils sont dépendants des autres pour réussir.
3. Arrêtez de regarder ce que nous sommes aujourd’hui sans voir ce que nous pouvons devenir demain. Nous voulons suivre des leaders qui croient dans notre potentiel et qui s’engagent pour le développer.
4. Arrêtez de prendre ombrage lorsque certains dans l’équipe prennent du leadership. Nous voulons suivre des leaders qui se réjouissent de voir d’autres personnes qu’eux-mêmes guider l’équipe.
5. Arrêtez de vous couvrir sans arrêt auprès de votre hiérarchie. Nous voulons suivre des leaders qui font preuve de courage tous les jours.
6. Arrêtez de nous parler uniquement du court terme. Nous voulons suivre des leaders qui anticipent et qui inspirent en montrant le chemin.
7. Arrêtez de prescrire le «comment» sans expliquer le «pourquoi». Nous voulons suivre des leaders qui font émerger le sens et qui croient à la puissance du ‘pourquoi’
8. Arrêtez de vous méfier de nous, on dirait que vous vous méfiez de vous-même. Nous voulons suivre des leaders qui ont confiance en eux et qui, par conséquent, ont confiance dans les autres.
9. Arrêtez de traquer les erreurs. Nous voulons suivre des leaders qui encouragent la prise de risque, permettent l’erreur comme source d’apprentissage.
Instructif. Fort instructif, je trouve. Pas vous? Peut-être aimeriez-vous vous en inspirer pour booster la collaboration au sein de votre propre équipe. Si tel est le cas, j'ai un dernier truc à partager avec vous : Frédéric Lipp a fait un exposé de son approche managériale lors d'un TEDx qui s'est tenu l'an dernier à La Rochelle (France), et il y a dévoilé les deux conditions à réunir pour amorcer un tel virage. Les voici :
1. Se réunir autour d'un idéal partagé. La réflexion peut être amorcée par une question du genre "Pour quelles raisons nous levons-nous le matin?". Cette réflexion peut se faire par petits groupes d'une dizaine de personnes, auxquelles on fixe trois impératifs :
– Chacun peut et doit s'exprimer;
– Chacun doit chercher à faire émerger une vision d'un futur commun souhaitable et souhaité;
– Chacun doit chercher quelles actions concrètes entamer pour réaliser ce futur commun.
2. Prendre conscience que notre quotidien est un exploit. Oui, un exploit. C'est-à-dire que chacun doit arriver à avoir en tête que le fait d'œuvrer tous en chœur est une prouesse digne d'admiration et d'éloge. Et donc, qu'il tient à chacun de faire en sorte que cela perdure, voire s'intensifie. Autrement dit, chaque employé doit arriver par lui-même à la conclusion qu'il est le héros d'une histoire qui s'écrit à plusieurs, et que tout doit être fait pour que ça perdure.
À noter qu'à cette occasion il a martelé la chose suivante : «Jamais, jamais, jamais, les initiatives des employés de Lippi ne se sont révélées désastreuses». D'ailleurs, pour ceux qui auraient besoin d'être convaincus des bénéfices que l'on peut tirer d'une telle confiance accordée aux employés, il suffit d'énumérer quelques-unes des références de Lippi. De fait, Lippi, c'est aujourd'hui les clôtures de : 20 aéroports, 50 stades, 10 sites militaires, 30 centres pénitentiaires, 10 zones portuaires ainsi que 3600 km de lignes de chemins de fer ou de voies routières sécurisées; enfin, 95% de ses clients recommandent Lippi à leurs partenaires d'affaires. CQFD.
En passant, le cardinal de Retz a dit dans ses Mémoires : «On est plus souvent dupé par la défiance que par la confiance».
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