BLOGUE. J'ai aujourd'hui un petit paradoxe à vous soumettre. Vous avez déjà entendu parler de la loi de la sélection naturelle de Darwin, qui veut grosso modo que les êtres vivants, et en premier lieu les humains, ont évolué au fil des générations de telle sorte que les individus les plus performants sont les plus actifs du point de vue reproductif. Bref, nous sommes le fruit d'une intense compétition, et sommes nous-mêmes en rivalité constante avec les autres, notamment au travail : c'est bien connu, ne décrochent les promotions que les battants. Et pourtant – c'est là le paradoxe –, nous travaillons toujours en équipe, c'est-à-dire pour le profit d'une poignée d'autres personnes, parmi lesquelles figurent parfois des rivaux déclarés. Curieux, n'est-ce pas?
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Ce mystère s'est éclairci à mes yeux à la lecture de l'article Why we help paru dans le dernier Scientific American. C'est que l'auteur, Martin Nowak, un professeur de biologie et de mathématique d'Harvard, y dévoile les cinq forces qui nous poussent à travailler de concert avec autrui. Dans son article, il commence par une anecdote renversante. Lors de la catastrophe de Fukushima, au Japon, un employé dans la vingtaine s'est porté volontaire pour faire partie d'une équipe d'intervention rapide dans la centrale nucléaire éventrée par le tremblement de terre et le tsunami qui a suivi. Il a expliqué à The Independent : «Il n'y a pas beaucoup de gars capables de faire cette intervention technique, moi si. Et puis, je n'ai pas de femme, ni d'enfant. C'est pour ça que je sens que je dois le faire. C'est comme si je n'avais pas le choix, dans le fond». Et il s'est enfoncé dans la noirceur…
Comment un individu peut-il en arriver à se sacrifier ainsi au profit des autres? Comment peut-on en venir à un tel don de soi? Dérangement mental? Profond désespoir? Tendances suicidaires et exhibitionnistes? Rien de tout ça, bien entendu. Ce jeune homme a agi de manière parfaitement naturelle, c'est-à-dire en accord avec les lois de la nature. Son geste témoigne du fait que l'évolution de l'humanité ne découle pas que de la compétition pour la survie, mais aussi de la coopération entre les êtres humains. Son acte de bravoure est similaire à celui de l'adulte qui saute à l'eau pour sauver de la noyade un enfant qu'il ne connaît même pas, et ce même s'il se sait piètre nageur, d'après l'auteur.
M. Nowak s'est intéressé au concept de coopération à partir du jour où il a découvert le «dilemme du prisonnier», un classique de la théorie des jeux. Prenons le temps de quelques explications pour y voir plus clair. Le dilemme du prisonnier caractérise les situations où deux joueurs auraient tout intérêt à coopérer, mais où les incitations à trahir l'autre sont si fortes que la coopération n'est jamais choisie par un joueur rationnel. Albert Tucker, un mathématicien américain d’origine canadienne, le présentait sous la forme d’une histoire…
Deux suspects (en réalité, les deux responsables du crime) sont arrêtés par la police. Le hic? Les agents n'ont pas assez de preuves pour les inculper, donc ils les interrogent séparément en leur faisant la même offre : «Si tu dénonces ton complice et qu'il ne te dénonce pas, tu seras remis en liberté et l'autre écopera de 10 ans de prison. Si tu le dénonces et lui aussi, vous écoperez tous les deux de 5 ans de prison. Et si personne ne se dénonce, vous aurez tous les deux 6 mois de prison». Chacun des prisonniers a alors logiquement la réflexion suivante à propos de son complice :
• « Dans le cas où il me dénoncerait :
- Si je me tais, je ferai 10 ans de prison ;
- Mais si je le dénonce, je ne ferai que 5 ans. »
• « Dans le cas où il ne me dénoncerait pas :
- Si je me tais, je ferai 6 mois de prison ;
- Mais si je le dénonce, je serai libre. »
Et de conclure : «Quel que soit son choix, j'ai donc intérêt à le dénoncer».
Si chacun des complices suit effectivement ce raisonnement, ils écoperont de 5 années de prison, l’un comme l’autre. Mais voilà, s'ils étaient tous deux restés silencieux, ils n'auraient écopé que de 6 mois chacun.
Cette histoire montre qu’être purement rationnel et individualiste ne mène pas toujours à la meilleure solution, et donc que la coopération a du bon.
Le dilemme du prisonnier a tellement séduit l'étudiant qu'était M. Nowak en 1987 qu'il ne s'est mis à ne penser qu'à ça. Il a eu l'idée de créer un programme informatique permettant de voir ce qu'il se passerait si le dilemme ne concernait plus deux personnes, mais des dizaines, des centaines, des milliers d'individus répartis en deux camps. C'est ce qu'il a fait, avec l'aide de son professeur Karl Sigmund.
Résultat? Une grosse surprise : la stratégie adoptée par les groupes fluctuait au fil du temps, de manière cyclique. Au départ, les gens n'ont aucune confiance dans les autres, et les dénoncent systématiquement, comme l'indique la théorie : le premier réflexe est d'agir de manière égoïste, de balancer l'autre pour – croit-on – subir le moins de pertes possible. Puis, au bout d'un certain temps, la stratégie bascule d'un seul coup, presque sans prévenir : les gens se mettent à agir pour le bienfait d'autrui, ayant enfin compris que cela leur serait aussi bénéfique. On entre dès lors dans un cercle vertueux, où chacun vient en aide à l'autre, si bien que la situation générale s'améliore à grands pas. Puis, encore au bout d'un certain temps, un camp finit par saisir qu'il lui serait encore plus profitable de trahir l'autre, à condition d'agir par surprise. Alors le cycle redémarre, sans fin.
Maintenant, il serait intéressant de savoir pourquoi les stratégies basculent. Pourquoi à tel instant, et pas à un autre. Autrement dit, de savoir ce qui fait que parfois on coopère, et parfois on ne pense qu'à soi. Après des décennies de recherche, M. Nowak a identifié cinq forces impliquées dans ce phénomène :
1. Réciprocité directe. On aide autrui parce qu'on sait qu'il va œuvrer en notre faveur par la suite. C'est la stratégie du «gratte-moi-le-dos-je-te-gratterais-le-tien».
2. Voisinage. Si l'on se trouve immédiatement entouré d'amis ou de proches, on aura plus tendance à coopérer qu'à «la jouer perso», comme on dit. Inversement, si l'on se trouve dans un milieu peuplé d'inconnus, voire de personnes a priori hostiles, on aura un réflexe de repli sur soi.
3. Liens génétiques. Il semble que la loi génétique élaborée par le biologiste J.B.S. Haldane au 20e siècle soit vraie : si notre enfant tombe à l'eau, nous volerons aussitôt à son secours, y compris si c'est très périlleux ; en revanche, s'il s'agit d'un étranger, on y réfléchira à deux fois avant de mettre sa vie en danger. Ainsi, notre comportement envers autrui dépendrait du lien génétique que l'on a avec lui : si une partie de nos gênes sont en lui, nous l'aiderons comme si c'était nous-mêmes, mais si aucune partie de nos gênes n'est présente, alors là…
4. Réciprocité indirecte. On aide autrui quand cela est bénéfique pour notre réputation. Le gain est ici indirect. On remarque parfois ce comportement dans le règne animal : les lionnes s'occupent des lionceaux qui ne sont pas les leurs, car cela contribue grandement à asseoir leur rang social au sein du groupe ; idem chez les macaques japonais, qui s'épouillent les uns les autres dans le même objectif.
5. Progrès. On aide les membres de son groupe parce que de l'évolution de celui-ci dépend notre propre évolution. «En entreprise, des employés peuvent être en compétition entre eux pour gravir les échelons hiérarchiques, mais en même temps se mettre à collaborer ensemble parce que leur firme se doit de battre ses compétitrices», illustre le professeur de Harvard.
On le voit bien, travailler en équipe est plus que nécessaire pour nous, c'est vital. Notre survie en dépend. Notre évolution aussi, notamment sur le plan professionnel. M. Nowak souligne d'ailleurs dans son article que ceux qui voudraient renforcer la coopération au sein de leur équipe devraient jouer surtout sur deux leviers :
> Réciprocité indirecte. L'idée est de veiller à ce que le crédit des bons coups reviennent à tous les membres de l'équipe, oui, à chacun d'eux, car cela leur donnera encore plus envie d'œuvrer de concert.
> Progrès. Le truc est de faire prendre conscience à chacun que ce qui est bon pour l'ensemble du groupe est bon pour lui. Si le groupe progresse, chacun de ses membres va, lui aussi, connaître des progrès. Attention, il n'est pas question de réduire ça à un avantage pécuniaire (une prime pour un bon coup, par exemple), mais plutôt d'avantages sur le plan professionnel (nouveaux horizons en perspective, nouveaux défis à relever, etc.).
Bref, tout leader qui se respecte a intérêt à faire sienne la devise «Un pour tous! Tous pour un!».
En passant, Montesquieu a dit dans ses Cahiers : «Ce qui n'est point utile à l'essaim n'est point utile à l'abeille».
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