Je me dois à présent de faire un mea culpa : je ne parle jamais (ou presque) d'argent dans mes billets de blogue, ce qui est une erreur, car c'est là une donnée fondamentale de notre quotidien au travail. Voilà pourquoi je vais aujourd'hui tenter de me rattraper, en faisant vibrer l'une de nos cordes les plus sensibles, à savoir l'évolution de notre rémunération. Un petit conseil : accrochez-vous bien parce que ça risque de remuer…
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Faisons ensemble quelques petits calculs à propos de votre rémunération à venir. Si l'on en croit les prévisions du Conseil du patronat du Québec (CPQ), les employeurs établis au Québec devraient accorder en 2015 une augmentation salariale d'en moyenne 2,8% à leurs employés. Une hausse «globalement égale» à celle de 2014 – selon Statistique Canada, elle a été de 2,7%. Une hausse établie à partir d'une enquête menée par la firme Mercer auprès de 696 entreprises canadiennes, dont la moitié ont des activités au Québec.
Bon. Maintenant, regardons l'inflation. L'Indice des prix à la consommation (IPC) de Statistique Canada était de 2,2% au Québec au mois d'octobre dernier. Qu'est-ce que ça signifie? Eh bien, que si le taux d'inflation demeure le même jusqu'au début de 2015 – ce qui serait étonnant puisqu'il ne cesse d'augmenter depuis plusieurs mois –, vous et moi, nous devrions enregistrer une progression salariale de 0,6%. Soyons positifs, et disons que c'est mieux que rien.
C'est là qu'entre en ligne de compte une autre donnée, une donnée dont on ne parle que rarement tant elle est taboue. Savez-vous quelle hausse salariale empoche au passage une personne qui change d'employeur, en général? J'ai mis la main sur une étude intéressante à ce sujet, même si elle ne concerne que les cadres. Il s'agit de l'Édition 2014 du rapport Évolution de la rémunération des cadres de l'Association pour l'emploi des cadres (Apec), spécialisée dans le conseil aux entreprises et aux cadres en France. Un rapport qui découle d'une enquête menée auprès d'environ 18 000 cadres œuvrant dans quelque 1 600 entreprises françaises du secteur privé.
Qu'y trouve-t-on? Ceci :
> La médiane est de 15%. La médiane des augmentations s'établit de nos jours à 15% pour les cadres passés directement d'une entreprise à une autre. C'est-à-dire que la moitié des hausses salariales enregistrées se situent en-dessous de 15%, et l'autre moitié, au-dessus de 15%.
> Une amplitude de 5 à 33%. L'amplitude des hausses de salaire va de 5% à 33%, dans la très grande majorité des cas. C'est-à-dire que dans le pire des cas, un cadre qui change d'employeur empoche une hausse salariale de 5%. Et dans le meilleur des cas, cela va jusqu'à un bond salarial de 33%.
Autrement dit, un cadre qui change du jour au lendemain d'employeur peut raisonnablement miser sur une appréciation de sa rémunération de 15%. Et il sait que, s'il se débrouille bien dans les négociations avec son nouvel employeur, ce pourcentage peut grimper au-delà de la barre des 15%. Ce qui – on s'entend – est nettement mieux que le 2,8% qu'il aurait vraisemblablement touché s'il était demeuré au même poste dans la même entreprise.
Procédons maintenant à une projection dans le futur, et regardons ce qui se passe sur une échelle de 10 années. Toutes choses étant égales par ailleurs, si un cadre peut miser sur une progression de sa rémunération de 15% chaque fois qu'il change d'employeur et qu'il effectue un tel move, disons, tous les deux ans, alors son salaire va croître grosso modo de 89% en 10 ans (soit l'addition de 5x15% et de 5x2,8%).
Quant à celui qui reste fidèle à son employeur toutes ces années-là, son salaire va croître, lui, de 28%. Ce qui signifie que, financièrement parlant, l'infidélité envers son employeur est nettement plus payante que la fidélité! Oui, nettement plus : +89% pour l'infidèle vs. +28% pour le fidèle. À changer régulièrement d'employeur, on connaît donc une croissance de sa rémunération trois fois supérieure à celui qui demeure fidèle à son employeur. CQFD.
Je sais. Certains d'entre vous refusent de voir la réalité en face et cherchent d'ores et déjà le défaut dans la cuirasse de cette réflexion. Et je concède volontiers qu'il y en a, des défauts. Par exemple, je me suis appuyé sur des données liées aux cadres, français de surcroît, et tout le monde n'est pas cadre en France : mais sachez, pour votre gouverne, que différents articles déjà parus sur le sujet (Forbes, etc.) considèrent, pour synthétiser, qu'un employé nord-américain voit sa rémunération progresser actuellement d'en moyenne 10% chaque fois qu'il change d'employeur. (Mais comme je n'ai pas pu mettre la main sur le PDF des études sur lesquelles s'appuient les articles en question, j'ai privilégié celle de l'Apec.) Par conséquent, vous pouvez bien chercher la petite bête, il n'en demeure pas moins qu'on y gagne financièrement, qui que l'on soit, à changer d'employeur de temps à autres. Et ce, même si la progression est de 10%, et non de 15%.
Comment expliquer un tel écart? Les explications sont multiples. Une évidente est que ceux qui restent fidèles à leur employeur voient leur progression salariale freinée par les politiques de rémunération internes : supposons que vous ayez connu une performance professionnelle exceptionnelle en 2014, eh bien, votre manager ne pourra pas vous accorder en fin d'année une hausse conséquente, car il sera contraint de limiter celle-ci à un plafond préétabli. Idem, rares sont les employés qui bénéficient d'une vraie promotion à l'interne tous les deux ans, au point de booster à chaque fois leur rémunération.
C'est clair, la logique pousse à l'infidélité. D'autant plus que nous sommes aujourd'hui en pleine guerre des talents, les entreprises s'arrachant à prix d'or les employés au potentiel des plus prometteurs, qu'ils soient en début ou en milieu de carrière. Et que les personnes performantes sont mieux placées que jamais pour en tirer parti.
Pourtant, une question se pose, de toute évidence : connaissez-vous beaucoup de gens qui changent volontairement d'employeur tous les deux ans? Ou même tous les trois ans? Non, j'imagine. Vous en connaissez, c'est vrai, mais pas tant que ça.
Comment expliquer ce mystère? C'est que la logique n'explique pas tout. Vous comme moi, nous sommes avant tout des "animaux sociaux" comme disait Aristote, et non pas des "animaux logiques" comme voudraient le croire certains. En conséquence, nous ne faisons que peu des choix purement logiques et davantage des choix, disons, humains. Si, par exemple, nous sommes attachés à un employeur, c'est que nous nous sentons bien au sein de l'équipe dans laquelle nous évoluons. Du moins, assez bien pour préférer y rester plutôt que d'attirer dans une équipe dont on ne connaît rien. Cela peut aussi s'expliquer par le fait que tout le monde n'est pas assez à l'aise avec le changement au point d'occuper tous les deux ans de nouvelles fonctions dans une entreprise à chaque fois différente de la précédente (en termes de valeurs, etc.).
Un chiffre illustre tout cela à merveille : l'étude de l'Apec montre qu'en 2013 seulement 6% des cadres ont changé d'entreprise en France, un pourcentage similaire d'une année sur l'autre. Comme quoi, les arrivistes – ceux qui ne courent qu'après le prestige et l'argent, la langue à terre – ne sont pas si nombreux que cela. (Fiou!)
Gare, néanmoins : le danger de l'infidélité est bel et bien réel pour les employeurs implantés au Canada! Les deux tiers des employés (65%) se disent prêts à quitter leur employeur à tout moment, sans éprouver le moindre regret. C'est ce qui ressort en effet d'une étude menée l'été dernier par Randstad, une firme spécialisée dans le conseil en ressources humaines.
«Les travailleurs de la génération Y sont souvent perçus comme les employés les moins loyaux. Mais cette image est erronée. Aujourd'hui, de plus en plus d’employés, de tous les groupes d’âge, se considèrent comme des agents libres qui doivent gérer leur carrière de manière active», dit Tom Turpin, président de Randstad Canada. Et d'ajouter : «Ils connaissent leur valeur sur le marché du travail, s’assurent de parfaire leurs compétences et n’ont aucun remords à quitter leur employeur pour un autre qui leur offrira un salaire plus élevé et une possibilité de croissance professionnelle».
Les principales raisons de cette infidélité potentielle? Les employés canadiens considèrent qu'un changement d'employeur pourrait réellement les tenter si cela leur permettait de :
– Gagner plus d'argent. 75% des personnes interrogées sont prêtes à quitter leur entreprise pour une autre si cela leur permet d'apprécier leur rémunération;
– Évoluer sur le plan professionnel. 70% des personnes interrogées sont prêtes à quitter leur entreprise pour une autre si cela leur permet de faire avancer leur carrière;
– Se réaliser. 58% des personnes interrogées sont prêtes à quitter leur entreprise pour une autre si cela leur permet d'œuvrer dans leur domaine d'études.
Bref, les employés canadiens sont actuellement sur le point de franchir le pas de l'infidélité. Un pas dévastateur pour les victimes d'une telle décision, à savoir les employeurs abandonnés sans scrupule. Un pas qui ne sera fait qu'à une condition : l'assurance de s'enrichir, sur le plan financier comme personnel. Oui, tel est le mot clé : s'enrichir. De nos jours, les employés ne désirent qu'une chose, fondamentale, s'enrichir dans le cadre de leur quotidien au travail. S'enrichir, dans tous les sens du terme.
D'où le conseil suivant, évident, pour tout employeur qui entend ne pas perdre ses meilleurs employés du jour au lendemain, sans saisir ce qui lui arrive :
> Qui entend conserver dans ses rangs les meilleurs éléments se doit de veiller à les enrichir, année après année. C'est-à-dire qu'il lui faut ne pas hésiter à mettre la main à la poche pour que ceux-ci ne se laissent pas charmer par le chant des sirènes de la concurrence. Et surtout qu'il lui faut ne pas hésiter à faire en sorte que ceux-ci puissent évoluer sur le plan humain.
En passant, le linguiste français Gabriel Meurier a dit dans ses Sentences notables : «Vilain enrichi ne connaît ni parent ni ami».
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