Quel est le rêve de tout manager, pour ne pas dire de tout chef d'entreprise? D'avoir dans ses rangs les meilleurs des meilleurs. Oui, de pouvoir compter sur la crème de la crème, soit sur les employés les plus talentueux dans leur domaine. Pas vrai?
Et c'est comme ça que l'on se trouve aujourd'hui en pleine guerre des talents : les entreprises s'arrachent les jeunes diplômés les plus prometteurs et offrent des ponts d'or aux employés de leurs concurrents qui font des étincelles. Une guerre féroce, une guerre impitoyable, une guerre tous azimuts. Une guerre née de ce qu'on appelle "la pénurie de talents", due au fait que nous vivons actuellement une mutation générationnelle (les baby-boomers partent massivement à la retraite tandis que les Y et les C arrivent sur le marché du travail, nettement moins nombreux que leurs prédécesseurs).
Découvrez mes précédents billets
Ma page Facebook
Mon compte Twitter
Et mon livre : Le Cheval et l'Âne au bureau
Mais voilà, j'ai une question qui dérange : les entreprises ont-elles raison de se livrer à une telle guerre? Dit autrement, est-il pertinent de chercher à additionner les talents au sein de son organisation, dans l'espoir de monter ainsi une équipe du tonnerre? Cette interrogation m'a longtemps taraudée, car je pressentais qu'il ne suffisait pas de mettre ensemble les meilleurs pour que la magie se produise. Mais sans pouvoir appuyer mon intuition sur quoi que ce soit de solide.
Vous comprendrez donc ma joie à la découverte d'une étude intitulée The too-much-talent effect: Team interdependence determines when more talent is too much versus not enough. Une étude signée par : Roderick Swaab, professeur de comportement organisationnel à l'Insead à Paris (France), assisté de son étudiant Michael Schaerer; Richard Ronay, professeur de psychologie à l'Université libre d'Amsterdam (Pays-Bas); et Adam Galinsky, professeur de management à Columbia (États-Unis), assisté de son étudiant Eric Anicich.
Les cinq chercheurs ont eu une idée géniale pour évaluer l'impact de l'addition de personnes talentueuses au sein d'une équipe. Ils se sont en effet intéressé au sport. Plus précisément au soccer et au basketball.
Ils ont analysé chaque match qualificatif pour les coupes du monde de soccer de 2010 en Afrique du Sud et de 2014 au Brésil, au regard de la composition des équipes qui jouaient sur le terrain, et donc de la proportion de joueurs vraiment talentueux, à savoir ceux qui sont reconnus de tous comme figurant parmi les meilleurs, et dont cet attribut est corroboré par les statistiques (nombre moyen de buts par matchs, nombre moyen de passes déterminantes par match, etc.). Puis, ils ont fait la même chose pour l'ensemble des équipes de la NBA, sur les dix dernières saisons.
Un travail de fou, mais un travail fructueux! Rendez-vous en compte par vous-même :
> Trop de talents nuit. Plus on ajoute de personnes talentueuses à une équipe peu talentueuse, plus la performance de celle-ci s'apprécie. Toutefois, la progression de la performance n'est pas linéaire, et c'est là un point crucial : la courbe de croissance va en se tassant. Et il se produit alors une chose extraordinaire : arrive un moment où, à force de se tasser, la courbe finit par… s'inverser! Un peu comme un U à l'envers. Qu'est-ce que ça signifie? Que si une équipe compte dans ses rangs une trop forte proportion de personnes talentueuses, sa performance se met à décliner à la vitesse V. Bref, trop de talents tue la performance d'une équipe.
«C'est ce qui explique le fait que des équipes exceptionnelles sur le papier déçoivent si souvent lors de grandes compétitions. On peut penser à l'équipe de France lors de la Coupe du monde de soccer de 2010, ou encore à l'équipe des Pays-Bas lors de l'Euro 2012. On peut aussi penser au Miami Heat de la saison 2010-2011, qui venait de recruter LeBron James et Chris Bosch pour les ajouter à Dwyane Wade et qui s'est écroulé en finale face aux Dallas Mavericks», illustrent les chercheurs dans leur étude.
Maintenant, quelle est cette fameuse proportion qui fait qu'une équipe compte trop de personnes talentueuses? L'étude montre que le pourcentage est toujours le même : 50%. C'est-à-dire qu'à l'instant précis où une équipe voit la moitié de son effectif composé de personnes talentueuses, la performance de l'équipe s'en va à vau-l'eau.
«À la suite du cuisant revers de l'équipe des Pays-Bas lors de l'Euro 2012 (3 défaites en autant de matchs, alors qu'elle était donnée favorite au départ), Louis van Gaal succède à Bert van Marwijk à la tête de la sélection nationale. Il prend alors une décision radicale : il reconfigure complètement l'équipe, et fait passer par la même occasion la proportion de joueurs talentueux de 73 à 43%. (Un peu comme si son intuition l'avait prévenu de l'effet Trop-de-talents que cette étude a mis au jour.) Résultat? Les Pays-Bas se sont qualifiés pour la Coupe du monde sans perdre un seul de leurs matchs», indiquent les chercheurs.
Et d'ajouter : «Qu'est-ce qui a fait que la qualité du jeu du Miami Heat s'est élevée d'un coup, et que l'équipe a réussi à gagner la finale de la NBA lors de la saison 2011-2012? Deux de ses meilleurs joueurs ont été écartés de l'équipe en raison de blessures à répétition…».
Bon. Mais qu'est-ce qui fait que l'addition de talents n'est pas forcément une bonne chose? «Qui dit talent dit ego. Et lorsqu'on demande à de forts egos de travailler ensemble, ça ne fonctionne pas. Du moins, ça ne fonctionne pas aussi bien que ce qu'on pourrait espérer a priori. Si l'on pense au basketball, il est clair que si les meilleurs cherchent avant tout à briller aux yeux du public et à marquer plus de points que les autres, ils vont moins jouer collectif, et donc nuire à à la collaboration au sein de l'équipe», expliquent les chercheurs.
Ce n'est pas tout. Les chercheurs ont eu la curiosité de regarder si leur trouvaille s'appliquait également au baseball. Et là, une surprise les attendait : il n'y a pas ici de point de bascule. Plus on ajoute de joueurs talentueux à une équipe, plus sa performance va croissante, même si la progression va en se tassant. À aucun moment, elle ne se met à chuter.
Comment expliquer ce mystère? C'est, en vérité, assez simple : le baseball a cette particularité qu'il ne s'agit pas d'un sport d'équipe à 100%. «La victoire au baseball ne dépend pas autant de l'interdépendance des joueurs entre eux qu'au soccer et au basketball. Il s'agit plutôt d'une addition d'individualités, qui n'ont pas besoin pour briller d'être aussi coordonnés entre eux que doivent l'être des joueurs de soccer ou de basketball», estiment les chercheurs.
L'air de rien, cette découverte est cruciale. Car elle permet de déceler des moyens pratiques pouvant permettre d'éviter de souffrir d'une trop grande proportion de talents :
> Une nouvelle forme de travail. L'addition de talents ne peut se révéler nuisible qu'à partir du moment où les membres de l'équipe en question interagissent beaucoup entre eux. Par conséquent, s'il s'agit d'une équipe qui se voit tous les jours au bureau, le risque est grand de voir sa performance décliner. Mais s'il s'agit d'une équipe virtuelle – en ce sens que chacun est appelé à travailler de son côté de manière autonome (on peut penser à des équipes qui travaillent à distance : télétravail, collaboration internationale, etc.) –, alors le risque est nul.
> Une nouvelle forme de collaboration. Une proportion élevée de talents amène une proportion démesurée d'egos. Du coup, la collaboration en pâtit. Si l'on veut contrer cela, il faut par conséquent trouver une façon d'améliorer la collaboration entre tous les joueurs, ce qui revient à inciter chacun – et en particulier les meilleurs – à faire en sorte que les autres brillent plus que d'habitude. Une astuce peut consister à demander à un champion de ne miser que sur l'un de ses nombreux talents durant une période de temps : au basketball, ça peut revenir à lui donner comme consigne de ne plus faire que des tirs à 3 points durant tout une phase de jeu. De cette contrainte naîtra la possibilité, pour les autres, de s'exprimer davantage. Et ce, pour le bienfait de toute l'équipe.
Voilà. D'autres idées vous sont peut-être venues à l'esprit pour éviter qu'une trop forte proportion de talents ne freine la performance d'une équipe. En ce cas, n'hésitez pas à les partager avec nous tous, via la section Commentaires.
En passant, l'écrivain russe Anton Tchekhov a dit dans Oncle Vania : «Le talent, c'est la hardiesse, l'esprit libre, les idées larges».
Découvrez mes précédents billets
Ma page Facebook
Mon compte Twitter
Et mon livre : Le Cheval et l'Âne au bureau