On a beaucoup parlé de Steve Jobs depuis sa mort, mais ce qu’on a dit sur l’entreprise qu’il a fondée est demeuré très superficiel. Pourquoi? Tout simplement parce que la culture du secret chez Apple est telle que très peu d’information sur le fonctionnement interne d’Apple est du domaine public. C’est la raison pour laquelle journaliste Adam Lashinsky a publié Inside Apple: How America's Most Admired – and Secretive – Company Really Works le 25 janvier dernier.
Le journaliste, qui a obtenu le concours de nombreuses sources ayant travaillé chez Apple, lève ainsi le voile sur les pratiques non orthodoxes de la plus grande entreprise du monde. Ces dernières, qui contredisent ce qui est enseigné dans les facultés de gestion, ont le mérite de faire réfléchir et de susciter une remise en question. Bien que le livre ne puisse être résumé en quelques lignes, j’ai retenu trois stratégies étonnantes dévoilées dans ce livre, qui semblent avoir réussi à Apple… et à son charismatique fondateur.
1. Entretenir les employés dans l’ignorance
Comme le sous-titre du livre l’affirme, Apple embrasse une culture du secret sans égal dans le monde des affaires. Au siège social de l’entreprise, les cartes d’accès des employés ne leur permettent que d’ouvrir les portes qu’ils ont besoin d’ouvrir. Au gré des nouveaux projets, des murs sont érigés et de nouvelles zones deviennent inaccessibles à la plupart des employés.
Chez Apple, ce n’est pas un mystère que tout employé à l’origine d’une fuite sera renvoyé immédiatement. Malgré tout, il est monnaie courante pour ses employés de devoir signer un accord de confidentialité pour assister à une réunion ou encore pour travailler dans un nouveau service. De plus, l’entreprise ne met pas à la disposition de ses employés un organigramme permettant de comprendre la structure hiérarchique de l’entreprise.
Le secret qui entoure jusqu’aux activités les plus insignifiantes de l’entreprise sert plusieurs objectifs. D’abord, les employés ne sont pas en mesure de se mêler de politique interne, puisqu’ils ne savent pas avec qui leur équipe ou leur département est en concurrence chez Apple. Les efforts qu’ils ne consacrent pas à faire avancer leur cause personnelle, ils peuvent ainsi les investir dans leur travail. Ensuite, ce secret permet à Apple, malgré son statut de multinational, de conserver une culture de start-up au sein de ses équipes, qui fonctionnent comme autant de cellules plus ou moins indépendantes.
Le principal avantage de cette culture du secret est sans doute qu’elle permet de limiter les fuites externes. Grâce à sa capacité à entretenir un certain voile de mystère sur ses projets en cours, Apple obtient une couverture médiatique inégalée lors de ses dévoilements de produit et peut ainsi mieux contrôler son message. Finalement, l’entreprise sait à peu près ce sur quoi ses concurrents travaillent, alors que ces derniers en savent très peu sur ce qui se passe chez Apple. Dans l’industrie en pleine transformation où évolue Apple, cet avantage compétitif vaut à lui seul son pesant d’or.
2. Accorder le moins de promotions possible
Les employés d’Apple ne sont pas mal payés, mais ont beaucoup moins de perspectives d’avancement qu’ils en auraient ailleurs. En effet, l’entreprise accorde très peu d’importance à la gestion de carrière et n’accorde pas systématiquement de promotions à ses employés les plus performants. Plutôt que de faire gravir les échelons hiérarchiques à ses employés, Apple préfère recruter à l’extérieur lorsqu’elle a besoin d’un gestionnaire de haut niveau.
Le livre rapporte du reste que les postes de gestionnaires ne sont pas les plus valorisés chez Apple. Steve Jobs leur accordait d’ailleurs moins d’importance qu’aux ingénieurs et aux designers. Par conséquent, chez Apple, on préfère accorder une augmentation salariale qu’une promotion à un employé talentueux. Cependant, lorsqu’un employé promu ne convient pas dans ses nouvelles fonctions, on ne se gêne pas pour le rétrograder.
Pour Steve Jobs, la gestion des ressources humaines ne consistait pas à favoriser l’épanouissement des employés, mais à les placer, puis les maintenir dans les fonctions où ils sont les plus performants. Bref, sans qu’il ne soit question du principe de Peter dans le livre, on comprend que Steve Jobs mettait tout en œuvre pour éviter que ses employés atteignent leur niveau d’incompétence.
3. Bâtir un conseil d’administration docile
Steve Jobs a vécu l’opprobre d’être écarté de son poste de pdg d’Apple dans les années 1980. Cet épisode explique sans doute pourquoi il a pris ses précautions lors de son retour à la barre en 1997. Il n’a toutefois pas emprunté le chemin de la facilité et nommé des membres de sa famille ou de purs inconnus au conseil d’administration.
Au contraire, Steve Jobs a nommé des personnalités au CV bien garni, mais qu’il a choisi pour une tout autre raison : parce qu’il était persuadé qu’elles ne s’opposeraient jamais à lui. Son conseil d’administration était notamment composé de l’ancien vice-président américain Al Gore, du PDG de Walt Disney (dont Jobs était le plus important actionnaire) Robert A. Iger et de celle d’Avon, Andrea Jung.
Steve Jobs ne s’en cachait pas et se plaisait à rappeler à son conseil que son administrateur préféré était Larry Ellison… parce qu’il ne se présentait tout simplement aux réunions. Durant une réunion du conseil, Steve Jobs aurait même déposé une photo grandeur nature d’Ellison sur une chaise et aurait posé des questions à l’absent pour illustrer ce à quoi il s’attendait de ses administrateurs. Le PDG milliardaire d’Oracle, reconnu pour passer beaucoup de temps sur son Yatch, a d’ailleurs cité son manque de temps pour assister aux réunions lorsqu’il a démissionné du conseil d’administration d’Apple.
Adam Lashinsky, Inside Apple, How America's Most Admired – and Secretive – Company Really Works, New York, Business Plus, 2012, 223 p.