Depuis que j’ai publié un billet annonçant la mort de La Presse+, disons que mon nom n’évoquait pas de belles images du côté de la rue Saint-Jacques. Du moins, j’ai eu quelques échos à cet effet. Notamment, on me reprochait d’avoir écrit deux fois plutôt qu’une sur le quotidien sans avoir interrogé sa direction. Si j’avais écrit un reportage sur la question, cela aurait été impardonnable, mais les textes en question étaient des billets de blogue où j’y allais de mon analyse d’une stratégie étalée sur la place publique.
Malgré tout, l’envergure de l’investissement et l’audace de La Presse, qui s’apprête à mettre un terme à son édition papier en semaine, continuaient à intriguer le journaliste que je suis. Aussi, lorsqu’on m’a contacté au téléphone pour me dire que Guy Crevier, président de La Presse, voulait discuter avec moi, j’ai accepté d’emblée.
Mardi dernier, je me suis donc présenté à La Presse, non sans quelques appréhensions. Après être monté, on m’a fait attendre dans une antichambre dont les murs étaient garnis d’une imagerie rappelant l’histoire centenaire du quotidien qualifié, dans un cadre sur le mur, de «plus grand quotidien français d’Amérique».
L’histoire du quotidien, que je connais un peu grâce à l’Histoire de La Presse en deux volumes de Cyrille Felteau, est celle d’une organisation qui a su se transformer au gré des changements technologiques. En 1922, La Presse lançait la première station de radio francophone dans le monde, CKAC, alors que le taux de pénétration des postes de radio au Québec était ridicule. Contrairement aux craintes de l’époque, la radio n’a pas sonné le glas des quotidiens, mais CKAC s’est malgré tout taillé une place de choix dans l’univers médiatique du Québec.
Je ne sais pas si Guy Crevier compare La Presse+ à CKAC, car je ne lui ai pas posé la question. Cependant, l’homme que j’ai rencontré mardi semblait s’être donné pour mission d’assurer la pérennité de sa salle de nouvelles. Il a répondu à toutes mes questions difficiles et je suis sorti de cette rencontre quelque peu ébranlé.
Il est parvenu à me convaincre qu’un mur payant ne pourrait pas assurer la pérennité d’une salle de nouvelles comme celle de La Presse… du moins à court et à moyen terme. Il n’a toutefois pas su me convaincre que le modèle de La Presse+ pourrait générer des profits, malgré sa révélation que La Presse devrait atteindre l’équilibre budgétaire à partir de janvier. Malgré tout, je lui souhaite sincèrement du succès et je vous invite à vous faire votre propre opinion en prenant connaissance de notre échange, que j'ai reproduit ci-après.
Julien Brault : Ma critique porte sur le pari sur la publicité. La réalité, c’est que l’attention des gens est de plus en plus fractionnée et ce sont des plateformes comme Facebook qui gagnent cette guerre, en faisant le plein d’attention à peu de frais. Facebook a une audience d’un milliard de personnes qui passent en moyenne 7-8 heures par mois [aux États-Unis] sur le site. On peut aussi penser à Tumblr ou à Medium, des plateformes qui n’ont pas de journalistes, mais qui rejoignent quand même une audience très vaste et qui a de la valeur.
Guy Crevier : Moi, la question que je te poserais là-dessus, c’est : «Est-ce que tu penses que 100 % des budgets de publicité vont aller sur ces plateformes-là ?» Je pense que c’est entre 60 et 70% des dépenses publicitaires qui vont aller là. Et moi, je veux être le champion du 30-40% qui reste. Je ne veux pas compétitionner ces gens-là. De toute façon, quand je vois le coût par mille (CPM) qu’ils facturent, c’est un coût que je ne suis pas capable de concurrencer. Ils ont des outils de recherche que je ne suis pas capable d’accoter et ils ont une audience de masse que je ne suis pas capable d’avoir. Si j’avais un CPM égal au leur, je serais capable de faire vivre une salle de nouvelles ici de 15 à 25 personnes. [Après les mises à pied annoncées, la salle de rédaction de La Presse devrait encore compter 283 personnes.]
Il faut que je vende un CPM plus élevé, et ma façon de le faire, c’est de vendre quelque chose de différent. Je rejoins les gens en moyenne 40 minutes par jour, je suis un média engageant, je suis un média mesurable et je rejoins une plus grande part des 25-44 ans que ce qu’ils représentent dans la société. En plus, je suis un média en croissance. Dimanche dernier seulement, il y a 1390 nouvelles tablettes qui se sont connectées à Montréal.
JB : Les ventes de tablettes sont en déclin, et le trafic issu des tablettes augmente beaucoup moins rapidement que celui issu des téléphones intelligents. Pendant ce temps, les 18-24 ans sont moins susceptibles d’avoir une tablette que leurs ainés. Est-ce que ça vous affecte ?
GC : Les smartphones, on les retrouve dans 57% des familles québécoises et la tablette, on la retrouve dans 50% d’entre elles selon le Cefrio. Les smartphones, pour atteindre 50% de la population, ça leur a pris 7 ans, et la tablette l’a fait en 3 ans. Moi, quand des éditeurs me posent cette question, je leur dis toujours la même chose. Si tu avais 50 % de tes abonnés qui avaient une petite imprimerie chez eux, et que tu pouvais toi leur envoyer un PDF, et qu’eux, ils pouvaient imprimer leur journal, serais-tu heureux ? C’est ça la tablette. Enlève les gens qui sont sur le bien-être social, les gens qui ne savent pas lire, les personnes âgées; quand tu as une pénétration de 50%, ça veut dire que ça doit être plus proche de 75% de la population active. Notre cible à nous, c’est les 25-54 ans. C’est dans cette tranche d’âge que se font la plupart des achats publicitaires. On veut être important pour les gens qui ont une première maison, un premier bébé, une première job importante.
JB : Je conçois que l’offre publicitaire de La Presse+ présente des avantages comparativement aux journaux papier, mais si regarde le retour sur investissement qu’on peut aller chercher avec Facebook ou avec les enchères en temps réel, il me semble que c’est une autre histoire. Présentement, ça marche, parce qu’il y a un marché pour la publicité papier et la publicité de prestige, mais il semble qu’à long terme, ce n’est pas un marché d’avenir. Vous vous démarquez avec vos 40 minutes par jour d’engagement, mais à long terme, la grande tendance semble être que les gens s’informent auprès de multiples sources durant des périodes de temps plus courtes. Et c’est sans compter que La Presse+ n’est pas optimisée pour les partages sur les médias sociaux.
GC : Je comprends pourquoi tu as écrit dans ce sens-là. C’est parce que toute ton approche, c’est de comparer La Presse+ avec Facebook.
JB : Il n’y a pas que Facebook. Je pourrais vous citer le New York Times.
GC : Le New York Times, leur avantage, c’est que 60% de leurs abonnés doivent mettre ça sur leur compte de dépenses. Ils sont dans la même situation que les médias spécialisés comme le Financial Time ou le Wall Street Journal. Mon abonnement pour le Wall Street Journal, c’est le bureau qui le paye et, si j’étais à la retraite, est-ce que je paierais pour le Wall Street Journal ? Peut-être. À part ces exceptions-là, la grande tendance, c’est que tous les grands journaux abandonnent le mur payant. Le mur payant du Toronto Star a été un échec, celui du San Francisco Chronicle aussi, et le Los Angeles Times, ils sont en train de l’abandonner. Les seuls qui sont capables de soutenir ça, ce sont les journaux qui offrent un contenu excessivement exclusif. Le New York Times, par exemple, a une salle de nouvelles de 1000 personnes. Ils ont des produits extrêmement exclusifs.
Cela dit, je ne peux pas me comparer à Facebook. Est-ce que je nie l’efficacité de la publicité sur Facebook ou sur les téléphones intelligents ? Pas du tout. Ils vont aller chercher probablement 60-70% du marché. Moi, je veux être le champion du 30-40 qui reste. Et j’ai un modèle d’affaires qui peut vivre de ça. Je pense que le mouvement de la gratuité en information est irréversible pour un journal comme La Presse. Regarde la nouvelle sur la rencontre entre Poutine et Obama, hier ; c’est intéressant, mais tu as tellement de médias gratuits sur lesquels tu peux suivre ça… Comment je ferais pour faire payer les gens pour lire là-dessus? Ça n’a pas de sens. Et si je veux rajeunir mon lectorat, il faut absolument que je sois gratuit. Parmi mes lecteurs, 75% des gens ont de 25 à 54 ans.
JB : Misez-vous sur votre division technologique, Nuglif, pour atteindre la rentabilité ou croyez-vous que votre modèle publicitaire va suffire?
GC : Ce n’est pas le plan. La Presse+ doit être viable ; elle doit faire ses coûts. Une fois que j’aurai fini mes mises à pied et les départs, à partir de janvier, ma structure de couts sera équivalente à mes revenus. Et après ça, je me retrouve dans un modèle en croissance. Ça fait 10 ans qu’on se retrouve dans un modèle en décroissance et, moi, je peux me lever ce matin et dire à mes employés qu’on a un avenir.
JB : Allez-vous envoyer un communiqué quand ça va être rentable ? Car c’est ce qui pourrait rendre votre division Nuglif attrayante. Si c’est rentable pour vous, les autres journaux ont plus de chance de se montrer intéressés…
GC : Il faut faire attention avec le mot rentable. On ne veut pas utiliser le mot rentable, car on ne veut pas démontrer qu’on est devenu rentable en coupant des postes et en mettant à pied nos employés qui ont été fidèles. On s’est donné un objectif de viabilité avec La Presse+. On veut juste être viable au départ. La Presse+, tous coûts confondus, ça va se payer.
JB : Et votre actionnaire, est-il à l’aise avec une filiale qui ne fait pas de profit?
GC : Prends les chiffres de Postmedia ; ils ont une perte de plus de 100 millions au premier trimestre. Leurs revenus fondent de trimestre en trimestre. Ce qui risque de se passer, c’est qu’ils accumulent les pertes jusqu'à ce qu’ils fassent faillite. Alors, leurs actionnaires, ils font quoi? Aujourd’hui, on revient en territoire rentable, alors, l’actionnaire est content. J’ai réussi à changer le modèle d’affaires de La Presse et, aujourd’hui, j’ai quelque chose qui est viable et qui va devenir rentable.
En décembre, avant de couper le papier, 75 % de nos revenus vont venir de La Presse+ et 10% vont venir de la presse mobile et de la Presse.ca. [67% des revenus de La Presse proviendraient déjà de La Presse+, selon Guy Crevier] Alors, tu vas avoir 85 % de nos revenus qui viennent du numérique. Dans le 15% du papier, il va y en avoir au moins 60% qui viennent de notre édition du samedi. Alors, quand on coupe la semaine, on coupe une très petite partie de nos revenus de publicité, mais on coupe 29 millions de dépenses.
JB : Est-ce que le trafic de LaPresse.ca s’est effondré depuis le lancement de La Presse+ ?
GC : Le trafic est resté stable. Moi, je considère que LaPresse.ca et La Presse Mobile compétitionnent plus Facebook et cie que La Presse+. En même temps, il n’y a pas d’engagement de la part des lecteurs. Les gens viennent dans la soirée pour voir des résultats sportifs, par exemple, mais ils ne restent pas. Quand tu n’as pas d’engagement, et que tu mets à la disposition de tes annonceurs le même genre d’annonces qu’on retrouve partout sur le Web, ton CPM est à 6,7, 10 $. C’est dans les CPM de Google ou de Facebook.
JB : C’est donc grâce un engagement accru que vous êtes capables d’imposer un CPM 5, 6 ou 7 fois plus cher sur La Presse+?
GC : On a trois fois plus d’interactions dans La Presse plus que sur n’importe quelle annonce qu’on offre pour le Web. On vend dans La Presse+ un CPM qui est égal à celui du papier, mais on est loin d’être là sur le Web. [Le CPM moyen de La Presse+ serait d’entre 40 et 50$.] C’est 29 milliards de dollars que les journaux ont perdus de 2006 à 2013 en Amérique du Nord. Pendant toute cette période, sur les sites Web d’informations, il s’est créé 700 millions de nouveaux revenus. Pourquoi ? C’est parce que ce ne sont pas des plateformes engageantes et qu’elles se trouvent à offrir le même genre de produit que Facebook.
JB : Je pense qu’on partage le même constat sur l’industrie des journaux, dont l’avenir n’est pas très, très rose. J’ai même l’impression que si tous les journaux vous suivaient, votre modèle aurait peut-être des chances de fonctionner. Mais la réalité, c’est que je peux accéder gratuitement à de nombreux articles de qualité sur le Web et que je ne me limite pas à une seule source. Je vais sûrement continuer à lire des articles de La Presse, mais je ne vais pas en faire ma seule source et passer 40 minutes par jour sur son app.
GC : Ce que je dois faire, ça m’apparaît assez simple; c’est de conserver une salle de nouvelles assez grande pour couvrir les nouvelles qui intéressent la communauté. On s’est départi de l’impression, car je veux plus être une industrie lourde, je veux être une compagnie de contenu et de commercialisation. Ce qu’on a fait, c’est qu’on a protégé notre salle de nouvelles et protégé notre équipe de ventes. Aujourd’hui, on protège aussi notre équipe de technologie. Car c’est sûr qu’il va falloir évoluer, il va falloir produire quelque chose pour les phablets [les téléphones intelligents surdimensionnés]. Apple TV sort un nouveau décodeur ; on veut aussi être là-dessus. Quand je regarde où on a mis nos efforts, je suis fier qu’on ait encore une salle de nouvelles de 280 personnes. On se dit que, si on est capable de produire des nouvelles de qualité, on risque de pouvoir continuer à produire de l’engagement dans le futur.
JB : J’ai l’impression qu’on s’en va vers une rareté de l’information de qualité. Comme vous l’avez mentionné, il se pourrait que Postmedia disparaisse. Même si je n’ai aucune idée de ce qui va se passer dans 5 ans et dans 10 ans, j’ai l’impression qu’avec cette rareté, les gens vont décider de payer pour être informé, car ils auront le choix entre payer ou s’informer sur le Huffington Post et sur BuzzFeed. Est-ce que vous êtes fermés à l’idée d’instaurer un mur payant, quand les conditions seront propices?
GC : On a fait des études d’élasticité du prix, et ce que ça nous disait, c’est qu’on aurait aujourd’hui à peu près 30 000 abonnés. Et à 30 000 abonnés payants, notre taille serait à peu près celle du Devoir. Je ne pourrais pas soutenir une salle de nouvelles de 280 personnes avec 30 000 personnes qui payent 200 $ par année. C’est juste 6 millions de dollars. J’aime mieux aller chercher mon 80-100 millions de revenus publicitaires que d’aller chercher mon six millions de revenus de tirage. Et regarde le New York Times. As-tu déjà vu un chiffre sur leur capacité à renouveler leurs abonnés ? Moi non plus. Regarde le Globe and Mail, ils ont 100 000 abonnées avec leur mur payant, mais 85% de ces abonnés sont des abonnés papier qui bénéficient de l’abonnement numérique gratuitement. Les gens qui payent pour le numérique, ils ont le même âge que les abonnés du papier. L’âge moyen des lecteurs de journaux papier au Canada, c’est 59 ans. Et avec un mur, tu gardes le même profil d’âge. C’est ça, le drame des médias, en ce moment ; c’est leur incapacité à rejoindre les jeunes. La télé a le même problème que les journaux. Le modèle d’affaires de la télé généraliste, il est terminé. Les chaînes de télévision généralistes ont encore de l’argent, mais si elles ne transforment pas leur modèle, elles sont condamnées.
JB : J’espère que ça va fonctionner, La Presse+, mais les grandes tendances semblent aller dans le sens inverse.
GC : Ce sont de grandes tendances, mais la question de base, c’est de se demander combien ces gens-là vont aller chercher de parts de marché. Est-ce qu’ils vont aller chercher 100% ? Moi, je pense que 100%, ça n’existe pas. Il n’y a jamais eu un seul média qui a été cherché 100%. Et il y a des modes, dans la vie. Moi, la seule chose que je veux, la seule chose que je souhaite, c’est de rester le plus performant possible dans le pourcentage qui reste. Pour compétitionner de l’autre côté, je ne sais pas comment tu peux faire ça. Je ne sais pas comment tu peux faire vivre une entreprise qui a des dépenses de 80-85 millions avec un CPM de quelques dollars.
JB : J’ai toujours l’impression que votre modèle va à contre-courant. Les lecteurs ont tendance à consulter plusieurs sources et c’est sans parler de l’importance grandissante des médias sociaux et des téléphones mobiles, dont tient peu compte le modèle de La Presse+. Cela dit, les médias qui s’accrochent à leur modèle d’affaires traditionnel, et qui gèrent la décroissance, ils s’en vont aussi dans le mur. Et pas mal tous les journaux appartiennent à cette catégorie.
GC : En coupant autant dans leur salle de nouvelles, les journaux ne protègent pas leur core business. Je ne dis pas que notre solution, avec La Presse+, c’est écoeurant et que tout le monde devrait nous imiter. Mais c’est une solution qui est bien adaptée à notre réalité, et elle nous permet de maintenir une salle de nouvelles, et de produire des contenus de qualité qui nous permet d’aller chercher un temps de consultation de 40 minutes par jour en semaine. Et cette attention nous permet d’aller voir les annonceurs et de leur facturer des tarifs plus élevés.