BLOGUE. L'Assemblée nationale du Québec condamne à l'unanimité la décision du gouvernement fédéral de garantir le projet Muskrat, phase II de Churchill Falls. Concurrence déloyale envers Hydro-Québec, dit l'Assemblée. Avec toute la déférence due à l'institution, la motion va trop loin.
Toute cette histoire est porteuse d'une intéressante réflexion sur le rôle des parlementaires, leurs devoirs envers leur collectivité et la façon dont il faut se comporter dans un plus grand tout collectif.
Évalué à plus de 7 G$, le projet Muskrat vise à construire une centrale hydro-électrique d'une capacité de 824 MW sur le fleuve Churchill, en aval de l'installation existante de Churchill Falls, au Labrador.
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On construira également deux lignes de transport d'électricité. La première partira de Muskrat, passera sous l'eau et traversera l'île de Terre-Neuve. L'autre partira de Terre-Neuve et reliera la Nouvelle-Écosse. L'électricité produite par Muskrat pourra dans un premier temps alimenter Terre-Neuve, dans un second la Nouvelle-Écosse, et dans un troisième temps, les marchés de la Nouvelle-Angleterre.
Au plan économique, ce projet n'est pas évident.
Officiellement, le ministère des ressources naturelles du gouvernement du Canada en vient à la conclusion qu'il sera rentable et générera un rendement sur l'avoir (i.e. sur la mise de fond au comptant dans le projet) se situant entre 6 et 9%.
Il faut cependant bien regarder la base de calcul du gouvernement. Le rendement est établi en fonction de flux de trésorerie (cash flows) actualisés sur une période de 50 ans (2017 à 2067). Le scénario de référence démarre la première année avec un déficit de plus de 36 M$. Trois ans plus tard (2020), il est toujours à plus de 13 M$. Les chiffres finissent par grimper, mais on peut se demander si, compte tenu des risques, un investisseur ne trouverait pas que le "pay back" est un peu loin dans le temps. Wellington Shield & Co, une firme américaine, estime en tout cas que le projet n'a pas de sens au plan économique.
Jusqu'ici, on peut comprendre le gouvernement et les parlementaires de déchirer leur chemise en criant à la concurrence déloyale. Aider un canard boiteux à couper les prix sur le marché américain, principale destination des exportations d'électricité d'Hydro-Québec, n'est pas ce qu'il y a de plus judicieux.
Il faut voir plus loin
Il faut voir plus loin
Là ne s'arrête cependant pas l'histoire.
Avant d'arriver avec ce projet, Terre-Neuve en est arrivée à un constat: l'île manquera d'électricité dans l'avenir si elle n'investit pas dans de nouvelles infrastructures électriques.
La province a évalué l'évolution de la demande et l'a projetée jusqu'en 2067. Elle a ensuite analysé différentes options de production d'électricité.
Plutôt que d'investir dans Muskrat, elle pourrait retaper sa centrale au pétrole de Holyrood, de même qu'investir dans quelques projets hydro-électriques et éoliens sur l'île même. Cela lui permettrait de gagner 424 MW et de répondre à la demande pour un temps.
Difficulté toutefois. Lorsque l'on additionne les coûts de ces 424 MW, ils reviennent plus chers que ceux des 824 MW de Muskrat et de la ligne de transport amenant l'électricité dans l'île.
Que faire dans ce cas? Faut-il payer plus cher maintenant en y allant de petits investissements et plus tard devoir de toute façon y aller de Muskrat (même avec Muskrat seul, il faut ajouter de l'électricité en 2048)? Où ne doit-on pas y aller plutôt avec un gros projet qui coûte moins cher, quitte à avoir des surplus pendant un temps que l'on écoulera sur d'autres marchés en ajoutant la ligne de la Nouvelle-Écosse?
Sachant que cette deuxième ligne (reliant la Nouvelle-Écosse) ne nous coûtera rien parce qu'elle est construite à 100% par le privé (la société Emera). Sachant aussi que peu importe le prix, on recevra de l'argent pour de l'électricité qui autrement resterait dans le barrage, le choix apparaît évident.
Le gros projet est nettement plus avantageux.
Est-il toujours scandaleux que le fédéral cautionne?
Est-il toujours scandaleux que le fédéral cautionne?
Vu sous cet angle, il s'agit non plus de subventionner un concurrent, mais d'abaisser le plus possible, sans avoir à décaisser d'argent (il s'agit de cautionnement et non de prêts), le coût d'un service pour le contribuable de Terre-Neuve.
C'est le rôle d'un gouvernement de voir à ce que ses citoyens paient le moins possible pour un service. Qu'y a-t-il de mal à garantir une opération financière dont la mise ne semble pas outrancièrement à risque?
Le gouvernement fédéral joue son rôle en toute légitimité.
La question devient alors pour le Québec de savoir jusqu'à quel point il est en droit de s'indigner sans perdre sa dignité.
Il ne s'agit pas d'un projet qui vise à concurrencer Hydro-Québec, mais bien à favoriser l'autarcie énergétique de Terre-Neuve, au moindre coût possible. Il y a un dommage collatéral il est vrai, mais qui est bien minime. L'électricité terre-neuvienne supplémentaire aura peut-être même pour effet d'empêcher de naître un projet au gaz quelque part dans le nord-est qui aurait eu le même effet.
Indigné, le Québec a fermé vendredi les yeux sur un élément essentiel de l'histoire, qu'il n'a pas communiqué à sa population.
C'est ce qu'on appelle manquer collectivement de dignité.
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