La scène se passe samedi matin, boulevard La Vérendrye, à Montréal, alors que l'on croise une station Sonic et une station Shell. Prix affiché chez Sonic: 1,184$ le litre; prix affiché chez Shell: 1,204$.
"Tiens, tiens, en voilà un qui vient de comprendre qu'il était aussi bien de jouer son rôle…".
Sonic est une bannière indépendante au Québec. Elle bénéficie de la protection de la loi, qui fixe un prix plancher sous lequel l'essence ne peut descendre. La mesure vise à éviter la disparition des indépendants, ce qui permettrait ensuite à l'oligopole pétrolier de pousser les prix à un plus haut niveau.
Problème toutefois, la concurrence ne joue pas comme elle devrait à Montréal et Québec, est venu dire vendredi dernier le CAA Québec. Son étude révèle que les marges bénéficiaires ont été significativement plus élevées dans les deux plus importants marchés de la province que dans beaucoup d'autres régions. Une anomalie, dit l'organisme, puisque la concurrence est supposée être plus forte dans les deux grands centres que dans les régions.
Une anomalie, qui déclenche cette question: pourquoi continuerait-on de protéger les indépendants de Québec et Montréal avec une clause de prix plancher, alors qu'ils ne font que suivre les hausses de prix?
C'est ce que pourrait bien aussi s'être dite la ministre Nathalie Normandeau, avec sa décision, vendredi dernier, de demander à la Régie de l'énergie de regarder à nouveau la situation du prix de l'essence au Québec.
Tous n'ont pas compris
Et c'est pour cette raison qu'on disait de Sonic, en début de chronique, qu'elle avait bien compris qu'il valait mieux jouer son rôle et faire baisser les prix…
Malheureusement pour les indépendants, toute la confrérie ne semble pas avoir réalisé que la température de la cuisine a soudainement grimpé ces derniers jours, et que les protections consenties ne sont peut-être pas si acquises.
Quelques minutes plus tard en effet, à Saint-Basile-le-Grand, voici quel était le prix du litre chez deux Couche-Tard: 1,22$. Et voici celui d'un Esso pas très loin: 1,214$. Eh oui, en plus d'être très éloignée du 1,184 $ de sa consoeur Sonic, l'indépendante, qui doit normalement faire baisser les prix, vendait à plus cher que la méchante pétrolière intégrée.
Faut-il encore protéger les indépendants de Québec et Montréal?
S'ils ne jouent pas leur rôle, c'est-à-dire agir en concurrentes, à quoi bon continuer à garantir un prix plancher aux indépendants de Montréal et Québec?
On a posé la question à l'AQIP et à sa présidente Sonia Marcotte.
Il faut d'abord noter que l'organisme n'arrive pas aux mêmes résultats que le CAA dans ses calculs et estime que les marges de l'industrie sont inférieures aux chiffres du club automobile. Toute chose étant égale, la nuance n'est dans un premier temps pas si pertinente: peu importe la méthodologie l'essence est de toute façon moins chère au Saguenay qu'à Montréal.
L'AQIP ajoute toutefois qu'il se livre actuellement des guerres de prix intenses dans certaines régions du Québec qui font qu'aucune des stations service qui y opère n'est rentable. C'est le cas notamment au Saguenay/Lac-Saint-Jean et dans la région de Drummondville. On ne peut donc reprocher à ses membres, dit-elle, d'avoir des prix trop élevés à Québec et Montréal. C'est plutôt ailleurs qu'ils sont trop bas.
Voici en outre d'autres chiffres intéressants, qu'elle cite et qui sont susceptibles d'aider sa cause.
Une étude de MJ Ervin soutient que c'est au Québec que la marge bénéficiaire des détaillants d'essence est la plus faible au pays. Ainsi, en 2010, elle était de 5,3 cents à Montréal, alors qu'elle était à 7 cents à Toronto et à 8,2 cents à Vancouver.
En excluant les taxes, c'est aussi au Québec que l'on paie l'essence le moins cher. En 2010, le prix moyen au Québec a été de 66,6 cents, alors qu'il s'est élevé à 70,8 cents dans l'Ouest, 68,5 cents en Ontario et 68,8 cents dans l'Atlantique.
Aux yeux de l'Association, les écarts favorables au Québec s'expliquent par la présence des indépendants. D'importantes guerres de prix sont survenues il y a quelques années à Vancouver et Toronto, qui ont fait disparaitre nombre d'indépendants. Ces villes récoltent aujourd'hui le fruit de ces disparitions et de la factice concurrence des pétrolières intégrées.
Toujours selon l'organisme, outre qu'elle ferait probablement augmenter les prix à long terme à l'étape de la distribution, la disparition des indépendants au Québec les ferait aussi peut-être augmenter à l'étape du raffinage. Le Québec compte en effet sur un important importateur d'essence, ce qui peut à tout le moins garantir que les pétrolières ne gonfleront pas le prix à la rampe au-dessus du prix du marché.
Faut-il suivre l'AQIP dans son raisonnement?
Faut-il suivre l'AQIP dans son raisonnement?
Pas si sûr. Démonstration n'est pas si fortement faîte que les prix et marges plus élevés dans les autres villes et provinces sont le résultat d'une plus faible présence d'indépendants.
On serait plutôt porté à penser que d'autres facteurs sont en action, comme par exemple, le coût de la vie dans certaines régions canadiennes.
Depuis longtemps des doutes planent aussi sur la capacité des indépendants à vraiment faire descendre les prix. À titre d'exemple, l'AQIP estime que le "break even" des stations service de Montréal est à 4,9 cents et celles de Québec à 6,9 cents. Or, la marge bénéficiaire moyenne des 52 dernières semaines de ces régions a été de 4,4 cents et 5,7 cents (selon la méthodologie même de l'AQIP). On voit mal quel est l'intérêt des indépendants à tirer les prix à la baisse alors qu'ils sont déficitaires et ont généralement déjà une rentabilité plus faible que les grands.
La seule justification militant en faveur du maintien d'un prix plancher apparaît donc une motivation préventive pour l'avenir : celle d'éviter de potentielles Vancouver ou Toronto.
On l'a vu, c'est un motif dont la force reste très incertaine. Dans les souliers de l'AQIP on donnerait un coup de fil aux Couche-Tard de Saint-Basile pour qu'ils accotent à tout le moins la méchante intégrée. Des situations du genre font vraiment mal paraître et pourraient amener un gouvernement à revoir les privilèges accordés.