Les investisseurs qui suivent les marchés depuis quelques années savent que la situation financière des grandes sociétés américaines est reluisante. Elles jouissent d'abondantes liquidités, ce qui représente un réconfortant coussin.
Cet élément d'information a fait l'objet de nombreux textes. Je l'ai moi-même mentionné à quelques reprises, notamment pour appuyer mon optimisme quant aux perspectives de la Bourse à long terme.
Il est vrai que, si vous analysez le bilan des sociétés américaines, vous y voyez une montagne de cash. Selon Standard & Poor's, l'encaisse des entreprises a doublé depuis 2007. À la fin de 2013, il y avait un record de 1 640 milliards de dollars en encaisse au bilan des entreprises américaines, selon une évaluation de Moody's. Ce record aurait été battu au premier trimestre de 2014.
Pendant ce temps, du côté du passif...
Si vous vous dites que tout est ainsi pour le mieux dans le meilleur des mondes, c'est qu'il vous manque un morceau du casse-tête. Pendant que les liquidités s'accumulent, de l'autre côté du bilan, les sociétés augmentent considérablement leur endettement, à un rythme record.
C'est vraiment curieux car, vous dites-vous, une entreprise qui a de l'encaisse n'a pas besoin de s'endetter. Peut-être en théorie, mais la réalité est un peu plus complexe. Deux puissants facteurs sont à l'origine de ce paradoxe : les bas taux d'intérêt et les taux d'impôt élevés des entreprises aux États-Unis.
D'abord, toute la courbe des taux étant déprimée, il en coûte peu cher pour émettre des titres de dette. Par exemple, une multinationale qui voit son titre en Bourse offrir un rendement en dividende de 3,2 %, alors qu'elle peut émettre de la dette en payant 2 % en intérêt, une dépense déductible de surcroît, arrive à la conclusion qu'il est fort rentable d'aller chercher beaucoup d'argent sur les marchés et de l'utiliser pour racheter de ses actions.
Cela explique l'explosion des programmes de rachats d'actions depuis 2009. Encore une fois, en théorie, les entreprises pourraient utiliser au moins une partie de leur encaisse, qui ne rapporte presque rien, pour racheter de leurs actions. C'est là qu'entre en jeu le deuxième facteur : l'argent qui dort à l'étranger.
Il faut savoir qu'une très grande partie de l'encaisse des sociétés américaines se retrouve à l'extérieur de ce pays.
Moody's estime que près de 60 % des liquidités totales sont conservées à l'étranger. Néanmoins, ramener cet argent aux États-Unis coûterait très cher, soit environ 35 %, le taux fédéral d'imposition des entreprises.
Prenez l'exemple de Honeywell (NY, HON, 94,13 $ US). Elle a environ 13,5 G$ US à l'extérieur des États-Unis, ce qui représente les bénéfices réalisés non rapatriés. Selon Tom Szlosek, son chef des finances, la société terminera l'exercice 2014 avec un niveau aussi élevé de dette que d'encaisse, situation qu'il considère lui-même curieuse pour une société industrielle. «Lorsque vous fouillez, vous vous rendez compte que presque toute notre dette est aux États-Unis et toute notre encaisse à l'étranger», a-t-il dit au Wall Street Journal. Et ce n'est qu'un exemple. IBM (NY, IBM, 191,08 $ US) compte probablement parmi les championnes de cette stratégie. Elle a une encaisse de 52 G$ US à l'étranger par rapport à une dette de près de 40 G$ US.
Résultat : les sociétés ont maintenant un endettement record en même temps qu'une encaisse à un sommet. Après avoir émis pour 223 G$ US de dettes au premier trimestre de 2014, les sociétés non financières ont maintenant un endettement total de 9 600 G$ US. Cela se compare à 6 500 G$ US au début de 2007.
Au 31 mars, la dette des entreprises américaines se situait à un niveau jamais vu depuis au moins 1955, à la fois sur une base absolue et par rapport à la taille de l'économie américaine. Elle représentait ainsi 57 % du PIB à la fin du trimestre. C'est le sixième trimestre record consécutif.
Risques à long terme
En période de relative prospérité, autant boursière qu'économique, cette situation n'est pas alarmante. Par contre, on peut se demander ce qui arrivera lorsque les taux d'intérêt augmenteront, faisant bondir les coûts de financement.
De plus, même si les possibilités de récession sont encore lointaines à mon avis, il reste que toute période difficile pour une entreprise qui s'endette indûment (pouvant s'expliquer par des problèmes sectoriels) sera plus traumatisante.
Les médias ont parlé en long et en large des inversions d'entreprises cette année. Cette pratique controversée, grâce à laquelle une société américaine achète une société pour adopter un nouveau pays fiscalement moins coûteux, se veut pourtant une réponse à cette situation paradoxale et malsaine à long terme. En fusionnant avec une entreprise étrangère ayant des taux d'impôt moins élevés, la société américaine peut ainsi avoir accès à son encaisse et l'utiliser, et ce, à moindre coût.
Reste que le gouvernement américain n'aura d'autre choix que de ramener son taux d'impôt des entreprises à un niveau plus concurrentiel à l'échelle mondiale. Le plus tôt sera le mieux.
Bourse: Le syndrome de l'autruche
Je me rappelle, lors du dernier marché baissier, qu'un collègue m'avait confié avoir trouvé le remède pour éviter que ses finances ne le stressent. «Ça fait plusieurs mois que je n'ouvre plus mes états de compte qui s'empilent quelque part sur mon bureau», m'avait-il lancé dans une réplique qui m'avait bien fait rire. C'est un peu comme ces nombreux hommes qui refusent d'aller passer ce test médical, de peur du résultat ! Cette aversion à l'information, que je préfère appeler le syndrome de l'autruche, est une réaction humaine typique, mais profondément nuisible en Bourse.