Depuis 30 ans, le monde de la finance s'est démocratisé de façon incroyable. Aujourd'hui, pratiquement n'importe qui peut investir dans des placements exotiques, réservés jadis aux investisseurs fortunés.
Cette tendance se poursuit entre autres avec l'avènement aux États-Unis du financement participatif (crowdfunding). Un phénomène qui m'amène à penser que la démocratisation financière va trop loin.
Avant de vous dire pourquoi, il est bon d'expliquer en quoi consiste le crowdfunding.
Dans le cadre du projet de loi américain JOBS (Jumpstart Our Business Startups Act) de 2012, les entrepreneurs peuvent offrir des actions de leur société à capital privé pour se financer.
Entre autres, le JOBS Act change la loi sur les valeurs mobilières en faisant passer de 500 à 2 000 le nombre d'actionnaires qu'une entreprise peut avoir avant d'être forcée d'enregistrer ses actions à la Securities and Exchange Commission (SEC), la commission des valeurs mobilières des États-Unis. De plus, il permet la vente de ces actions par l'intermédiaire de portails de placement tout en limitant le montant qu'un individu peut investir à un pourcentage de son revenu annuel ou de ses actifs.
La loi permet de plus aux entreprises privées de faire de la publicité auprès des investisseurs potentiels. Ces changements de réglementation, qui devraient entrer en vigueur ce printemps, permettront aux investisseurs individuels d'acheter des actions dans de petites sociétés à capital fermé. Ces dernières seront exemptes de plusieurs des exigences sévères de divulgation qui régissent les sociétés dont le capital est ouvert. Cela signifie qu'un épargnant qui visitera des Web spécialisés comme Kickstarter et Indiegogo pourra investir son capital dans des sociétés privées. Et peut-être investir dans le prochain Facebook. C'est du moins ce qu'on fait miroiter.
Une folie pour l'épargnant
Pour les entrepreneurs à la recherche de capital, le phénomène du financement participatif pourrait représenter une révolution, en ce sens qu'il multipliera pratiquement à l'infini les sources et les possibilités de financement. Par contre, d'une perspective de l'investisseur et de l'épargnant, c'est une tout autre histoire. Il y a dans le financement participatif les germes de désastres épouvantables.
Pourquoi ? Parce qu'on fournit à l'épargnant la corde de sa pendaison financière.
Investir en Bourse comporte d'importants risques. C'est pour cela que, lorsque vous ouvrez un compte chez un courtier, ce dernier est obligé de vous faire remplir un questionnaire sur vos connaissances et votre capacité à encaisser les risques.
Les organismes de réglementation forcent les courtiers à bien connaître leurs clients.
De plus, après 30 ans de placement en Bourse, je peux vous confirmer que bien investir est difficile. Je dirais même que c'est hors de portée d'une grande partie des gens, entre autres parce qu'ils sont incapables de vivre avec les fluctuations des marchés. Un grand nombre est aussi incapable d'évaluer une entreprise.
Je parle ici de grandes entreprises, des sociétés ouvertes qui ont des performances historiques de 10, 20, voire 100 ans. Des General Electric, des Microsoft, des Pfizer, des Bombardier, etc. Des titres qu'on peut acheter et vendre à coup de millions de dollars en quelques secondes.
L'expérience de l'investisseur moyen dans ce marché est peu reluisante. Et cela, malgré la qualité des sociétés offertes, malgré l'information disponible et malgré les innombrables règles de divulgation qui protègent l'épargnant.
Or, voilà que nos grands penseurs politiques et réglementaires ouvrent ce marché pour y inclure des sociétés privées de petite taille. Comme il est génial d'offrir des titres de sociétés 1 000 fois plus risquées, divulguant 10 fois moins d'informations à Joe Blow, qui n'y connaît pas grand-chose.
Si vous croyez que je souffre de paranoïa, j'ai des nouvelles pour vous. La réalité économique, c'est que la plupart des petites entreprises sont des échecs ! Je serais surpris qu'une société sur trois soit encore ouverte après cinq ou dix ans.
Le paradis des escrocs
Autre argument : il n'y a aucun marché secondaire pour revendre ces titres de sociétés privées. Et, si un tel marché se développe, il faut s'attendre à ce qu'il soit peu efficace, peu liquide et coûteux.
Ah, oui ! N'oubliez pas les frais. Le site Kickstarter facture 5 % sur les fonds levés pour un projet et Indiegogo, au moins 4 %, en plus d'un 3 % pour les frais de traitement de carte de crédit. Aimeriez-vous que votre courtier vous facture 500 $ lorsque vous achetez 10 000 $ en actions d'IBM ?
Tout cela pour démontrer que les chances de l'investisseur sont minces, dans un monde idéal. Pourtant, il ne faut pas oublier que ce genre d'initiatives attirera, les entrepreneurs les plus véreux de la planète, reniflant des dollars faciles à soutirer aux plus naïfs de notre société.
On va trop loin dans la démocratisation financière. Sans mentionner le fait qu'on introduit une grande contradiction dans les marchés financiers. Les sociétés ouvertes sont de plus en plus réglementées, et d'un coup de baguette législative, on déréglemente les petites sociétés privées... Wow ! C'est un peu comme si, pendant que la main droite du législateur flatte l'épargnant avec ses règles de plus en plus sévères, sa gauche tentera de le poignarder dans le dos. Et elle réussira !