BLOGUE. D'un point de vue marketing, le lancement du Huffington Post Québec, aujourd'hui, est un succès. On en entend parler partout. L'affaire elle-même sera-t-elle un succès?
Arianna Huffington rencontrait un groupe de journalistes ce matin, en compagnie de la direction du Huffington Post Québec et d'AOL Canada. À la lumière de ses réponses, et de l'historique du Huffington Post aux États-Unis et au Canada anglais, voici ce qui, à mon avis, milite en faveur de ce nouveau média, puis les écueils qui vont se dresser sur sa route.
LES AVANTAGES
On ne part pas de zéro
La marque Huffington Post est encore largement ignorée au Québec (plus de 80% des gens en ignorent l'existence selon un sondage maison), mais cela signifie qu'il y a déjà environ 20% des gens qui la connaissent, ce qui n'est quand même pas rien. Le site bénéficiera aussi de la machine marketing et ventes d'AOL ainsi que, dans une certaine mesure, des contenus déjà produits aux États-Unis, au Canada et en France.
La plateforme est efficace
Le succès du site aux États-Unis s'explique en partie par la plateforme technologique sur laquelle il est bâti. Cette plateforme est très fortement axée sur les médias sociaux et les échanges. Elle excelle pour tirer le maximum de temps de consultation et de pages vues de chaque texte, ainsi qu'à monétiser cette fréquentation.
Il y a un marché
Malgré le nombre élevé de sites d'information francophone disponibles au Québec (par rapport à la taille du marché), il a été démontré par le passé, notamment par Rue Frontenac*, qu'il est possible pour un nouveau site d'information de se tailler une place décente dans le marché. Si le Huffington Post arrive à reproduire les données de fréquentation de Rue Frontenac, ou même mieux, il devrait assez rapidement être en mesure de dégager des profits avec sa structure actuelle.
Le sensationnalisme
Si les versions précédentes du Huffington Post ont démontré quelque chose, c'est l'importance d'un titre pour inciter les internautes à cliquer sur une nouvelle. Et ses éditeurs n'hésitent généralement pas à s'approcher jusqu'au dernier millimètre de la ligne entre le titre accrocheur et le titre carrément jaune, quitte à manquer de freins une fois de temps en temps. C'est aussi la même chose dans le choix des nouvelles. Si un artiste québécois se fait surprendre en train de se curer le nez à l'arrière-plan d'une vidéo, vous pouvez être certains que vous allez retrouver cette vidéo sur le Huffington Post. On peut décrier le sensationnalisme tant que l'on veut, et avec raison, mais côté « affaires », il a fait ses preuves il y a longtemps.
Il complète la couverture canadienne
La création d'une version québécois facilite la tâche des vendeurs d'AOL qui souhaitent offrir aux annonceurs des campagnes nationales. L'entreprise était déjà en mesure de le faire via sa régie, mais c'est beaucoup plus simple avec un grand site national offert dans les deux langues. Au-delà de ses propres résultats, donc, le HuffPost Québec pourrait améliorer ceux de la version anglaise.
LES RISQUES
Les blogueurs
Le fait de demander à des blogueurs d'écrire gratuitement a soulevé la polémique avant même le lancement du site. Cette politique fait grincer des dents partout, mais plus encore au Québec, pour différentes raisons, liées entre autres à la faiblesse du marché de l'emploi dans les médias et aux confrontations récentes.
Les gens ont besoin d'argent pour vivre. S'ils ne l'obtiennent pas du Huffington Post, ils l'obtiendront bien souvent d'ailleurs. Qui, à ce moment, garantira l'indépendance d'esprit et l'honnêteté de ces blogueurs? On compte déjà au moins deux relationnistes de presse professionnels parmi ces blogueurs. Viennent-ils d'hériter d'une plateforme pour promouvoir leurs clients sans filtre?
Les blogueurs sont une attraction importante du site. Si les gens s'en lassent, les résultats vont en souffrir.
La réaction des concurrents
Outre les blogueurs, une autre grande partie du modèle d'affaires du Huffington Post est l'agrégation de contenus. Là aussi, il y a une très fine ligne entre « l'agrégation » et « le plagiat ». Aux États-Unis, l'ouverture de versions locales du HuffPost a augmenté les critiques envers cette pratique, puisque les médias d'une ville donnée n'aiment vraiment pas se faire recopier des histoires par un média qui s'adresse exactement au même public qu'eux.
C'est ce qui risque d'arriver au Québec, où les pratiques du Huffpost en ce domaine seront scrutées à la loupe par les concurrents. L'éditeur du HuffPost Québec, Patrick White, a promis que cette pratique se limiterait à « une ligne plus un lien » vers l'original. Pour certains médias, ça pourrait déjà être trop.
Le débat à ce sujet risque d'être enflammé, parce que les deux camps ont des arguments valables. Est-ce qu'un site d'information devrait faire comme si la nouvelle d'un concurrent n'existait pas? Non. Est-ce légitime pour lui d'en tirer profit (pages vues, impressions publicitaires) en n'ayant fait aucun autre effort que de le recopier, ne serait-ce qu'en infime partie? Non plus.
Rappelez-vous que la tarte publicitaire n'est pas infinie. Mettez-vous à la place d'un éditeur québécois qui va se rendre compte qu'un annonceur retire une partie de ses billes de chez lui pour les placer sur le Huffington Post Québec, qui attire une partie de son lectorat avec ses nouvelles à lui. On le comprendrait d'être un peu énervé.
La qualité des contenus
J'ai écrit plus haut que le Huffington Post Québec pouvait être rentable s'il réussissait à attirer sensiblement la même fréquentation que des sites comme Rue Frontenac (ou Le Devoir), à condition de garder une très petite équipe. La question est maintenant de savoir s'il peut attirer cette fréquentation avec une petite équipe.
Il n'y a pas de miracle en information, pas plus que dans d'autres domaines. Petite équipe égale généralement strict minimum, surtout quand on met l'accent sur le rafraîchissement fréquent des nouvelles comme le HuffPost. Et strict minimum n'égale pas souvent forts lectorats. Patrick White a promis que l'équipe produirait des dossiers exclusifs et se déplacerait même à l'occasion sur le terrain, par ses propres moyens. On le lui souhaite.
* Cas de transparence: j'étais l'un des responsables de Rue Frontenac.