BLOGUE. Le CRTC a rendu mercredi une décision d'une importance colossale, à la fois dans le secteur des télécommunications, sous toutes leurs formes, et de la programmation télévisée. Il y a certaines entreprises qui ne seront pas d'accord, mais pour une fois, il semble que l'organisme gouvernemental ait visé en plein dans le mille.
Échaudé au cours des derniers mois auprès du grand public canadien pour certaines décisions récentes, notamment en ce qui concerne les fournisseurs d'accès Internet tiers et la facturation à l'utilisation (Usage-based billing ou UBB), le CRTC devrait regagner des points avec cette décision.
Le dossier de l'intégration verticale, comme il a été nommé, est large et peut-être un peu abstrait en apparence, mais rendons la décision du CRTC concrète au possible : si vous êtes un amateur de sport, vous n'aurez pas, l'an prochain ou dans deux ans comme se dessinait la tendance, à transporter dans vos poches deux cellulaires différents, un pour voir les matchs des Canadiens (Bell) et un autre pour ceux de l'Impact ou éventuellement des Nordiques (Vidéotron).
Vous n'aurez pas non plus à être abonné à la fois à Illico et à Bell Télé Fibe à la maison pour être capable d'avoir accès à l'ensemble de vos émissions préférées.
Sept fois plus payant
Le point le plus important de cette décision concerne donc la notion d'exclusivité. Au cours des dernières années, les grands fournisseurs de télécoms canadiens ont procédé à de l' « intégration verticale ». Elles détiennent à la fois le tuyau et ce qui passe dedans. L'exemple le plus visible au Québec est de loin celui de Quebecor, qui détient à la fois Vidéotron et TVA, mais c'est aussi vrai de Bell, propriétaire évidemment de Bell Télé, mais aussi de CTV et RDS.
Ces conglomérats intégrés ont vite réalisé qu'un téléspectateur valait beaucoup plus cher au moment où il payait chaque mois son abonnement que quand il était assis dans son fauteuil à regarder la télé. Sept fois plus cher pour être plus précis, selon des calculs avancés par Telus dans sa présentation au CRTC.
Elles en ont tiré l'idée suivante : offrir du contenu exclusif sur une chaîne spécialisée et refuser que cette chaîne soit distribuée par le concurrent. L'idée étant que si quelqu'un veut vraiment avoir accès à un contenu appartenant à Bell, les Canadiens par exemple, il n'aura d'autre choix que de s'abonner à Bell Mobilité et/ou à Bell Télé. Et probablement, un coup parti, au téléphone fixe et à l'accès Internet de Bell, offert en forfait. Le « gros cash » est là. Pas dans le type assis devant sa télé, bière à la main, en train de regarder le match.
L'exemple de TVA Sports
On a sous les yeux un exemple concret de ce genre de manoeuvre présentement. Quebecor accuse Cogeco et Bell (à grands coups d'articles dans ses journaux et d'entrevues bonbons sur ses chaînes de télé, mais c'est un autre dossier...) de refuser de diffuser TVA Sports. En réalité, c'est peut-être plus l'inverse qui est en train de se produire, comme l'affirme Cogeco dans une lettre ouverte (PDF) justement diffusée le jour même de cette décision du CRTC.
Petite parenthèse à ce sujet : il y a en effet différentes façons de dire « Non » à quelqu'un. Les conglomérats ont compris que leur stratégie ne serait peut-être pas très populaire auprès des consommateurs, alors plutôt que de se garder l'exclusivité de façon déclarée, la méthode est maintenant de demander un prix démesuré. Si TVA pense, par exemple, que TVA Sports vaut 100$, elle en demande 300$. Évidemment, Bell et Cogeco refuseront. Fin de la parenthèse.
Ouvert à tous
Ce genre d'exclusivités sera donc proscrit, a décrété le CRTC. RDS pourra toujours s'assurer l'exclusivité du Canadien et Mlle (TVA) pourrait s'assurer celle d'un film ou d'une série télé, mais ces exclusivités doivent être liées à une chaîne de télé, pas à un service de distribution.
Seule exception : des séries produites exclusivement pour Internet. Radio-Canada en a fait quelques-unes sur Tou.TV. Je prédis que les avocats des conglomérats vont rivaliser d'imagination pour utiliser cette brèche au maximum, mais pour l'instant, elle est bienvenue.
Fait à noter, le CRTC a aussi prévu le coup du prix élevé décrit dans la parenthèse ci-haut et instauré règles et mécanismes pour l'éviter. Le CRTC a même prévu d'autres méthodes, notamment celle de forcer le distributeur à faire des regroupements. Revenons à l'exemple de TVA, parce qu'encore une fois c'est le plus probant au Québec.
« Pour avoir le service que vous voulez vraiment, TVA Sports par exemple, TVA pourrait forcer Bell à vous faire prendre un forfait qui inclut aussi d'autres chaînes de TVA (Mlle, LCN, Yoopa, etc.), explique Ann Mainville-Neeson, directrice en matière de réglementation de la radiodiffusion de TELUS. C'est une autre façon de faire augmenter les prix. »
La décision parfaite?
Mme Mainville-Neeson est d'ailleurs on ne peut plus satisfaite de la décision du CRTC. « S'il y a une décision où le CRTC a eu tout bon, je crois que c'est celle-là », estime-t-elle.
Le point de vue de Telus était particulièrement intéressant dans ce dossier, puisque l'entreprise est le seul des géants canadiens des télécoms qui n'a pas fait le choix de l'intégration verticale. Évidemment, elle allait se prononcer contre parce que sa santé, peut-être même sa survie à long terme, en dépendaient, mais elle avait à la fois l'intérêt, les moyens et le porte-voix pour faire valoir ses arguments, qui étaient peut-être les plus rapprochés de ceux des consommateurs.
Le seul défaut apparent de cette décision, c'est qu'elle ne s'adresse jamais directement au défi des services « over-the-top » comme Netflix ou Apple TV. Ceux-ci ont pourtant été au coeur des débats lors des audiences du CRTC. Ils étaient particulièrement au coeur de l'argumentation des défenseurs de l'intégration verticale comme Quebecor et Bell.
Selon eux, le fait que Netflix et compagnie ne soient soumis à aucune règle du CRTC leur confère un grand avantage de coût. Si un jour ils en viennent à sortir les distributeurs traditionnels canadiens du marché, ce qui n'est pas pour demain quand même, on peut penser que la présence de contenu canadien en souffrirait.
AJOUT:
Je m'en voudrais de ne pas parler du point de vue de Bell, dont le chef des affaires réglementaires Mirko Bibic vient de me rappeler. Bell est évidemment moins satisfaite que d'autres de la décision.
« Il n'y a aucune raison pour le CRTC dans un marché qui fonctionne bien, estime M. Bibic. C'est un marché innovateur, dynamique et concurrentiel. »
Un marché efficace, vraiment? La dispute actuelle au sujet des chaînes sportives TVA Sports et RDS2 semble davantage être un exemple du contraire.
« Ça va se régler, répond M. Bibic. Trouvez-moi une industrie dans laquelle il n'y a jamais de disputes entre clients et fournisseurs. »
Pour preuve du dynamisme et de l'innovation du marché, M. Bibic cite justement le lancement prochain de RDS2, l'ajout de 14 nouvelles chaînes HD, le service Bell Télé sur mobile (offert à tous les fournisseurs de services cellulaires), la migration vers un réseau sans fil de quatrième génération LTE et le lancement de TSN Jets, une chaîne sportive consacrée à la nouvelle équipe de Winnipeg disponible au Manitoba et dans le nord de l'Ontario.
M. Bibic estime que, plutôt que de protéger les petits diffuseurs, la réglementation du CRTC va leur nuire. Personnellement, je trouve l'argumentation présume de beaucoup de mauvaise foi de la part du CRTC, mais je vous la livre telle qu'émise.
« Les câblos n'auront pas d'incitatif à offrir les nouveaux services plus innovateurs et risqués. Aussitôt qu'on l'offre, on risque d'être pris avec pour toujours, même si ça ne marche pas. »
En réalité, M. Bibic fait allusion au fait qu'en cas de dispute, le CRTC va forcer le statu quo pendant la durée de l'arbitrage.
« Si le câblo pense que le CRTC ne lui donnera pas la permission de retirer la chaîne en cas d'échec, il ne sera pas intéressé à l'offrir au départ. »
Quant à Quebecor, l'entreprise n'avait aux dernières nouvelles pas encore décidé si elle allait réagir ou non à cette décision.