Steven Levitt s'est intéressé à l'univers des trafiquants de drogues et des prisons aussi bien qu'à ceux du sumo et de la politique. L'auteur du livre Freakonomics et de la suite SuperFreakonomics n'a rien de l'économiste classique. Les théories monétaires ne l'intéressent pas.
Il recourt plutôt aux théories économiques pour décoder les énigmes de le vie quotidienne : pourquoi les gens trichent-ils ? Pourquoi une piscine est plus dangereuse qu'une arme à feu ? Steven Levitt est plus proche de Malcolm Gladwell, l'auteur du Point de bascule, que d'Alan Greenspan, l'ex-directeur de la Réserve fédérale américaine.
Choisi par le magazine Time comme l'une des 100 personnalités qui modèlent notre monde, Steven Levitt ressemble plus à un fonctionnaire anonyme qu'à un auteur à succès. Nous l'avons rencontré en tête-à-tête à New York lors du World Business Forum, où il nous a démontré à plusieurs reprises que son humour est aussi imprévisible que ses théories.
Diane Bérard - Pourquoi n'êtes-vous pas un économiste comme les autres ?
Steven Levitt - J'aurais bien aimé devenir un vrai économiste. Quelqu'un qui, lorsqu'il commet une erreur, peut précipiter l'économie mondiale dans le chaos. Mon modèle était Alan Greenspan. Mais, j'étais trop mauvais en mathématiques pour aspirer à suivre ses traces. Mon français est lamentable, mais je suis encore plus pourri en mathématiques.
D.B. - Outre Alan Greenspan, un de vos héros est un homme qui a fait disparaître 7 millions d'enfants américains le 16 avril 1987. Expliquez-nous pourquoi.
S.L. - À force d'examiner des déclarations d'impôt, John Silage, un fonctionnaire du service du revenu (IRS) s'est posé une question simple : pourquoi tant de parents donnent des noms ridicules à leurs enfants, comme Fluffy ou Spike ? Soupçonnant qu'il y avait anguille sous roche, il a suggéré à ses supérieurs d'ajouter une case au formulaire d'impôt demandant le numéro d'assurance sociale de chaque enfant. Ce qui fut fait. Et c'est ainsi que le 16 avril 1987, sept millions d'enfants américains ont disparu. Je dois d'ailleurs avouer à mon corps défendant que cette nuit-là, j'ai perdu un frère et une soeur... J'aime John Silage car, comme moi, il a compris que ce sont les questions anodines qui mènent aux réponses les plus importantes.
D.B. - Votre père a sauvé votre carrière d'économiste. Comment ?
S.L. - En plus d'être un payeur de taxes qui a menti sur son rapport d'impôts jusqu'au 16 avril 1987, mon père est médecin. Il rêvait d'une carrière de chercheur mais, après quelques mois dans un institut de Boston, on lui a fait comprendre que son talent était limité. Pour demeurer en recherche, il n'avait qu'un choix : opter pour une spécialité dont personne ne voulait. C'est ainsi qu'il est devenu spécialiste des gaz intestinaux... Voyant que j'avais aussi peu de talent pour l'économie traditionnelle que lui pour la recherche scientifique, il m'a dit sans détour : " Il est clair que tu es très peu doué pour ta profession. Ta seule chance de t'en sortir consiste à prendre une voie parallèle. "
D.B. - Freakonomics, votre grand succès, a été classé dans la catégorie des livres d'affaires. Cela vous a beaucoup surpris...
S.L. - Heureusement qu'il y a eu des critiques pour décrire ce que j'avais écrit. Je n'aurais jamais su dans quelle section de la librairie classer Freakonomics ! Peu importe si les critiques avaient raison, mais après leur verdict, le téléphone s'est mis à sonner. Des pdg m'appelaient pour me raconter leurs problèmes de gestion et me demander mes honoraires.
D.B. - Pourquoi retient-on vos services ?
S.L. - Voici à quoi ressemblait mon premier mandat. Pendant 11 ans, une société d'électronique a placé un encart publicitaire dans l'édition du dimanche des 220 plus importants journaux américains. Cette entreprise me demande un jour d'évaluer sa stratégie marketing. N'y connaissant rien, j'y vais d'une question naïve : " Comment savez-vous si votre stratégie fonctionne, si vous répétez toujours la même chose ? " La réponse : " On fait toujours la même chose, parce que ça fonctionne. " Nous tournons en rond ainsi pendant quelques minutes, jusqu'à ce que je propose : " Tentons une expérience : cessez de placer des encarts dans 40 des 220 journaux et voyons ce qui se passe. " J'essuie un refus. Puis, l'employé responsable de placer l'encart à Pittsburgh oublie de le faire, et les ventes de la société d'électronique ne bougent pas. Bref, cette expérience, qui n'en était pas vraiment une, a forcé mon client à se rendre à mes arguments.
D.B. - Qu'est-ce qui vous étonne le plus à propos du monde des affaires ?
S.L. - Comment de grandes sociétés prennent des décisions importantes en se basant sur bien peu d'informations et de données.
D.B. - Et des pdg ?
S.L. - Leur incapacité à dire " Je ne sais pas ". Pourtant, c'est lorsqu'on l'admet que commencent les plus grandes quêtes, la recherche de solutions et de meilleures façons de faire les choses. Savez-vous pourquoi les gens d'affaires expérimentent si peu ? Parce qu'expérimenter équivaut à admettre qu'on ne sait pas.
D.B. - Quelle est l'erreur la plus fréquente que commettent les gens d'affaires ?
S.L. - Ils répètent indéfiniment la même stratégie sans jamais se demander si c'est la bonne. C'est particulièrement vrai pour la fixation des prix. Combien d'entreprises se demandent si un prix plus bas ou plus élevé leur permettrait de vendre davantage ? Et lorsqu'une entreprise change de stratégie, elle balance tout au lieu de ne modifier qu'un seul aspect et comparer. Prenez un magasin; pourquoi en modifier tout le design d'un coup plutôt que de refaire une seule allée et d'attendre la réaction des clients ? Cette logique peut s'appliquer partout.
D.B. - Selon vous, les entreprises ne soumettent pas assez leurs pratiques au test du temps. Expliquez.
S.L. - Prenez les entrevues de recrutement. Le personnel des ressources humaines rencontre des candidats, fait sa sélection et on n'en parle plus. Comment savoir si le processus a été efficace ? Et si, deux ans plus tard, on ressortait les fiches que le personnel des RH a rédigé sur les candidats embauchés pour voir jusqu'à quel point leurs commentaires se sont avérés justes ? Quel serait le taux de succès de leurs recrutements ? Un tel processus de contrôle ne sera jamais implanté, parce qu'en agissant ainsi, les RH reconnaîtraient qu'elles ne savent pas tout. Cet exemple peut être transposé à tous les services. En fait, les seuls contrôles que font les entreprises, ce sont des contrôles de qualité. Pourquoi est-il acceptable de contrôler la qualité des produits, mais pas celle du recrutement ?