Les magasins Yellow chaussent les Québécois depuis 96 ans. Un succès attribuable, ces dernières décennies, à son président Douglas Avrith (et son équipe, insiste-t-il). Petit-fils du fondateur, ce singulier docteur en neurophysiologie n'hésite pas à se pointer aux spectacles de Justin Bieber pour y photographier les chaussures portées par les jeunes. Il a accepté d'accorder la première entrevue de sa carrière à Les Affaires.
«Je suis certainement le seul docteur qui vend des chaussures !» s'exclame Douglas Avrith, vêtu d'un ensemble en lycra noir et jaune. Passionné de sport et marié à une championne de natation, c'est en vélo qu'il se rend tous les jours au travail. Le trajet entre sa maison de Westmount et le siège social de Yellow, en plein coeur du Plateau Mont-Royal, ne fait que 7 kilomètres. Et il ne possède pas de voiture.
Il ne possède pas non plus de bureau fermé. C'est installé à une table placée au centre d'une pièce entourée des bureaux vitrés de ses employés qu'il voit à tout.
Douglas Avrith a donc choisi de nous recevoir dans la salle surannée du conseil d'administration, qui donne sur la rue Saint-Dominique. Pour s'y rendre, il faut emprunter un corridor sombre dont les murs sont recouverts de tissu beige. Des photos de famille y sont accrochées. On y croise aussi des souliers de toutes les époques et une valise Fournier (maroquinerie acquise dans les années 1970) «valant sans doute 10 000 $». Quant à la pièce identifiée comme étant celle du président, elle est remplie des effets personnels de l'homme de 59 ans : vêtements de sport, skis de fond, boîtes de carton...
La science au service de Yellow
Même si la neurophysiologie (étude des fonctions du système nerveux) semble bien loin de la vente de chaussures, Douglas Avrith assure que ce sont ses études scientifiques à Cambridge, en Angleterre, qui expliquent la survie de Yellow. «C'est ce qui m'a sauvé les fesses», dit celui qui se décrit comme un professionnel de la chaussure.
Déceler les tendances
Les méthodes de recherche qu'il a apprises lui servent à comprendre les consommateurs, à déceler les tendances, à les prévoir. «On a fait une étude sémantique pour savoir ce que confortable signifie pour les gens. On a découvert que ça veut dire souple, ce qui nous a permis d'ajuster nos publicités», donne-t-il en exemple.
Ce n'est pas le plus étonnant. Douglas Avrith prend lui-même des photos des pieds des gens pour créer des statistiques. Il se rend là où sa clientèle se trouve. «Je vais aux spectacles de Justin Bieber, dans les stations de métro, près de HEC Montréal, de l'UQAM, des cégeps. Personne au monde n'est aussi excentrique que moi pour faire ça. Et c'est difficile de trouver des employés assez dévoués à l'entreprise pour travailler les fins de semaine. Seuls mes acheteurs m'accompagnent.»
Sa soif de savoir et de comprendre l'a aussi amené à passer des années à se faire enseigner par un expert (Robert Piché) tout ce qu'il y a à savoir sur les chaussures. «J'ai appris tous les aspects techniques. Je peux vous énumérer toutes les pièces, les procédures de fabrication, les sortes de cuir, les types de tannage. Je suis une personne d'extrême détail. C'est pourquoi il n'y a pas grand monde qui soit capable de travailler avec moi. Je suis très exigeant envers moi-même. Je préfère embaucher des jeunes et les former.»
Yellow, comme les étiquettes
Si Douglas Avrith ne laisse rien au hasard, c'est ironiquement par hasard que sa famille a fait fortune dans les chaussures.
Peintre, son grand-père Samuel Avrith avait obtenu un contrat dans une usine de chaussures lorsqu'il a décidé de sauver des échantillons destinés à finir leur vie dans un dépotoir. Avec son épouse Sarah et ses enfants, il les vend sur le bord de la fenêtre de leur résidence, rue De Bullion, à Montréal.
On est en 1914. Deux ans plus tard, un premier magasin est ouvert sur l'avenue du Mont-Royal. On y vend des échantillons, dont le prix est écrit sur des étiquettes jaunes, ce qui donnera le nom au commerce.
En 1958, le 9e enfant du couple, Ernest, devient le propriétaire des 10 magasins en achetant les actions cédées par le paternel à ses frères et soeurs. L'expansion se poursuit. «L'entreprise visait les cols bleus. Mon père, qui était parfaitement bilingue, ouvrait des magasins sur les artères commerciales des villes industrielles francophones, là où il y avait des mines ou des usines. C'est pour cela qu'il gardait les prix bas. Ces personnes n'étaient pas riches», relate Douglas Avrith.
Yellow croît aussi par acquisition, en acquérant les magasins de chaussures Cité et Louvain, ainsi que la maroquinerie Fournier. De plus, Ernest Avrith crée deux enseignes : Alibi et Salon Six. Il finit par détenir jusqu'à 180 magasins, dont plusieurs seront fermés par son fils qui préfère se concentrer sur un moins grand nombre de concepts.
Gestion serrée
Après ses études en Angleterre, Douglas Avrith refuse un poste de chercheur à Cambridge et rentre au bercail. Dans les années 1980, il visite quatre mois par année les usines d'Europe et tisse des liens étroits avec leurs propriétaires. Cela lui permet d'importer directement ses souliers et d'abaisser ses coûts de 20 à 30 %. Une décennie plus tard, en 1994, il devient le seul maître à bord, après une acquisition coûteuse. Car, contrairement à d'autres enfants d'entrepreneurs, il n'a pas obtenu l'entreprise familiale sur un plateau d'argent.
Il l'a achetée et payée très cher, selon ses dires. «Quand je lui ai fait part de mon intérêt, mon père m'a mentionné un chiffre monumental. Je n'avais évidemment pas cet argent. Je suis allé voir André Bérard, à la Banque Nationale. Il m'a donné une chance, car mon père ne voulait pas cautionner le prêt.» Comme il l'avait promis, il réussit à rembourser son prêt en seulement cinq ans.
Enrichir les banques, très peu pour lui. Encore aujourd'hui, il gère ses coûts de façon très serrée. Le nombre d'employés au siège social est maintenu au minimum (50), il y a peu de niveaux hiérarchiques et les bureaux n'affichent aucun luxe. D'ailleurs, même s'il possède une «marge de crédit énorme», il ne l'utilise jamais, ce qui le force même à payer des frais de disponibilité. «Je m'autofinance. Ma compagnie pourrait survivre à quelques mauvaises années pendant lesquelles les ventes baisseraient de 25 %.»
En devenant président, Douglas Avrith augmente la qualité de ses souliers pour ne pas jouer dans la même cour que Walmart, fraîchement installé au Québec. «Yellow a changé, changez pour Yellow», disaient les publicités. Mais la stratégie de bas prix demeure la même, en maintenant une marge de profit modérée.
Yellow trouve aussi le moyen de contrôler ses coûts en faisant fabriquer ses chaussures dans les mêmes usines que les grandes marques... pendant les temps morts. «Comme ça, elles ne perdent pas leurs meilleurs employés. Par contre, ça nous oblige à faire vite, nos délais de production sont de trois mois au lieu de six à neuf comme les autres détaillants. Cela est d'ailleurs notre plus grand défi.»
Question de valeurs
Aujourd'hui, Yellow possède 90 magasins, dont 86 au Québec (trois se trouvent au Nouveau-Brunswick et un à Hawkesbury, en Ontario). Douglas Avrith n'a jamais souhaité multiplier les ouvertures à l'extérieur de sa province d'origine comme l'ont fait d'autres Québécois, tels que Reitmans, Aldo et Le Château. Et il n'a jamais souhaité croître au moyen de franchises, «car je suis un free spirit», justifie-t-il.
«J'aime mieux bien faire les choses que d'être la personne la plus riche. J'aime mon style de vie. J'aime le sport. Et je n'ai pas un gros ego», ajoute celui qui travaille tout de même 70 ou 80 heures par semaine et prend très peu de vacances. «Ce n'est pas du travail, rétorque-t-il. C'est une passion, c'est un plaisir, j'aime collaborer avec mes employés.»
L'homme d'affaires ne se satisfait pas du statu quo pour autant : il planche sur un concept de magasin Yellow qu'on devrait découvrir en 2013 ainsi que sur la création de deux enseignes, confie-t-il. Il veut être prêt pour l'arrivée au Québec du géant américain Target, un concurrent qui ne l'effraie pas du tout. Au contraire, il cherche à louer des locaux à proximité des futurs Target pour profiter de leur achalandage. Décidément, Yellow n'a pas fini de changer.
Le Groupe Yellow
Yellow 90 magasins
Cité 13 magasins
Fournier 3 magasins